Pendant tout ce temps, le type n’avait cessé de clamer son innocence.
— Ces sous-vêtements appartiennent à ma petite amie, répéta-t-il en gémissant. Ça me permet de me souvenir d’elle et de me… enfin, vous voyez…
Elle le regarda. Son regard suppliant, humide, morveux, lui donna envie de le gifler.
— Et le sang ? dit Kasper.
— C’est du sang menstruel, merde ! Avec toute votre science, vous devez bien avoir un moyen de vérifier ça !
Elle l’imagina en train de renifler les dessous, le soir, dans sa couchette, et elle frissonna.
— OK. Alors pourquoi tu t’es enfui ?
— Je vous l’ai dit.
— OK. Répète-moi ça.
— Ça fait dix fois que je le répète !
Elle haussa les épaules.
— Eh ben, ça fera onze.
Il resta silencieux si longtemps qu’elle eut envie de le secouer un peu.
— Je rapporte un peu de shit en douce, et j’en file aux copains à bord.
— Tu deales ?
— Non, c’est cadeau.
— Arrête de me prendre pour une conne.
— Ouais. Enfin, un peu : je rends service. La vie à bord, c’est pas toujours facile. Mais chuis pas un assassin, merde ! J’ai jamais fait de mal à personne !
De nouveau les sanglots, les yeux rougis. Ils ressortirent de la pièce.
— Et si on se gourait ? dit-elle.
— Tu plaisantes ?
— Non.
Elle suivit la coursive et grimpa des marches en direction du poste de commandement. Elle commençait à avoir ses repères dans ce labyrinthe. Christensen la regarda entrer.
— Alors ?
— Il nous faut visiter les autres cabines des ouvriers qui ne sont pas encore rentrés.
— Pour quoi faire ?
Kirsten s’abstint de répondre.
— Très bien, dit-il à contrecœur, sentant que cette femme était inflexible en toutes circonstances et qu’il perdrait son temps à vouloir la raisonner. Je vais vous montrer.
Ce fut dans la quatrième qu’elle trouva.
Au milieu des vêtements : une enveloppe en papier kraft. Format A4. Elle la tira à elle et l’ouvrit. Des tirages papier de photographies. Le premier cliché était un portrait d’enfant blond. Dans les quatre-cinq ans. Elle retourna la photo. Gustav. C’était écrit. On voyait un lac derrière lui, un village et des montagnes enneigées. Elle examina les autres clichés.
Ils avaient été pris au téléobjectif…
Un homme. Toujours le même. La quarantaine. Cheveux bruns.
Kirsten les fit défiler. Il y en avait bien une vingtaine. La cible en train de garer sa voiture, la cible en train d’en descendre, de la verrouiller. Marchant dans la rue, au milieu d’une foule. Assise derrière la vitre d’un café. Kirsten repéra une plaque avec un nom de rue.
Ces photos avaient été prises en France.
Sur l’une des dernières, l’homme entrait dans un grand bâtiment en brique, hormis le hall d’entrée qui était précédé d’une grande porte semi-circulaire en métal. Un drapeau bleu-blanc-rouge flottait au-dessus. Drapeau français, là encore. Et, en dessous, les mots « HÔTEL DE POLICE ». Elle ne parlait pas français, mais elle n’en avait pas besoin pour comprendre le dernier mot.
Police : politiet .
Sur les gros plans, il avait un visage agréable, mais il paraissait fatigué, préoccupé. Kirsten voyait les poches sous ses yeux, le pli amer de sa bouche. Parfois son visage était net, parfois sa silhouette tout entière était un peu floue — ou bien une carrosserie de voiture, des feuillages, des passants s’interposaient entre l’objectif et lui. La cible vivait dans l’ignorance la plus parfaite de l’ombre qui la suivait partout, qui mettait chacun de ses pas dans les siens.
Elle retourna le cliché de l’enfant encore une fois.
GUSTAV
La même écriture que celle sur le papier trouvé dans la poche d’Inger Paulsen, à l’église.
Le papier qui portait son nom.
À Toulouse aussi il pleuvait — mais il n’y avait pas de neige. En ce début d’octobre, la température frisait les quinze degrés.
— La Maison au bout de la rue , dit le lieutenant Vincent Espérandieu.
— Hein ?
— Rien. C’est le titre d’un film d’horreur.
Dans la pénombre de la voiture, le commandant Martin Servaz s’attarda à contempler la haute silhouette près du talus de la voie ferrée. Lugubre — avec ses deux étages, son toit luisant et le grand arbre qui projetait une ombre sinistre sur sa façade. La nuit était tombée et les rideaux de pluie qui balayaient le terre-plein les séparant de la bâtisse donnaient l’impression qu’ils étaient parvenus au bout du monde.
Drôle d’endroit pour vivre , se dit-il, coincé entre les voies ferrées et le fleuve, à cent mètres des dernières maisons de ce quartier miteux, avec pour tout voisinage des entrepôts recouverts de tags. C’était du reste le fleuve qui les avait conduits jusqu’ici : trois femmes qui faisaient leur jogging le long de la Garonne, les deux premières agressées et violées, la troisième poignardée à de multiples reprises — à l’unité des soins intensifs du CHU de Toulouse, elle venait de succomber à ses blessures. Les trois agressions avaient eu lieu dans un rayon de moins de deux kilomètres autour de la maison. Et l’homme qui vivait ici figurait dans le FIJAIS [3] Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes.
, le fichier des délinquants sexuels violents. Multirécidiviste. Sorti de prison cent quarante-sept jours plus tôt sur décision d’un juge d’application des peines après avoir purgé les deux tiers de la sienne.
— T’es sûr que c’est là ?
— Florian Jensen, 29, chemin du Paradis, confirma Espérandieu, sa tablette ouverte sur les genoux.
Le front appuyé contre la vitre perlée de pluie, Servaz tourna son regard vers le terrain vague à sa gauche — une friche obscure envahie par les hautes herbes et les pousses d’acacias. Il avait entendu dire qu’une grande entreprise spécialisée dans la construction d’autoroutes, la distribution d’énergie et les parkings hors de prix projetait d’y bâtir cent quatre-vingt-cinq logements, une crèche et une résidence pour seniors. Sauf qu’il s’agissait d’un ancien site industriel et que les teneurs en plomb et en arsenic des sols étaient deux fois supérieures à la norme. Selon certaines associations de défense de l’environnement locales, la pollution touchait même la nappe phréatique. Ce qui n’empêchait pas les riverains d’y puiser l’eau de leurs puits et d’arroser leurs potagers avec.
— Il est là, dit Vincent.
— Comment tu le sais ?
Espérandieu montra sa tablette.
— Ce crétin est connecté sur Tinder.
Servaz lui lança un regard chargé d’incompréhension.
— C’est une application, précisa son adjoint en souriant. (Son patron n’était pas vraiment un geek , pas vraiment un nerd non plus, contrairement à lui.) Ce type est un violeur. Alors, je me suis dit qu’il y avait des chances pour qu’il ait téléchargé Tinder. C’est une application de rencontres… Elle repère dans un rayon de quelques kilomètres toutes les meufs qui ont aussi téléchargé l’appli sur leur téléphone. Pratique, non, pour les ordures dans son genre ?
— Une application de rencontres ? répéta Servaz comme si on lui parlait d’une planète perdue au fin fond de l’univers.
— Oui.
— Et ?
— Et je me suis créé un faux profil pour attirer le poisson dans mes filets. Ça vient de matcher . Tiens, regarde.
Servaz se pencha sur l’écran, qui brillait doucement dans la pénombre, et il vit le portrait d’un jeune homme. Il reconnut le suspect. À côté se trouvait celui d’une jolie blonde qui n’avait pas plus de vingt ans.
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