Passa à la porte suivante.
Étudia d’abord la cabine. Identique aux précédentes. Ouvrit l’un des tiroirs sous la couchette. Elle les vit aussitôt. Au milieu des autres vêtements. Des sous-vêtements féminins. Souillés. Elle se retourna.
— Cette cabine est occupée par des femmes ?
La blonde eut un geste de dénégation.
Kirsten reprit sa fouille.
Des vêtements d’homme. Des fringues de marque. Boss, Calvin Klein, Ralph Lauren, Paul Smith… Elle ouvrit un nouveau tiroir. Fronça les sourcils. De nouveau des sous-vêtements féminins. Il y avait du sang sur l’un d’entre eux… Qu’est-ce que c’était que ça ? Elle sentit son pouls s’accélérer.
Elle se retourna vers la porte. La blonde sèche l’observait. Peut-être avait-elle senti quelque chose. Peut-être le propre langage corporel de Kirsten lui avait-il envoyé un signal que quelque chose était en train de se passer.
Elle se pencha, fouilla dans les sous-vêtements. Tous de même taille ou presque…
Kirsten se retourna. Elle avait cru entendre un léger bruit derrière elle. La femme avait bougé. Elle se tenait à présent l’épaule appuyée contre le chambranle. Très près. Sans cesser de la fixer. Kirsten frissonna. Sa respiration s’accéléra. Elle toisa la femme.
— À qui appartient cette cabine ?
— Je ne sais pas.
— Mais il y a moyen de le savoir ?
— Bien sûr.
— Alors, allons-y. Montre-nous.
Kasper les avait rejointes en entendant la voix de Kirsten. Elle lui montra le tiroir ouvert, la culotte maculée de sang à l’intérieur, puis le regarda. Il hocha la tête. Il avait compris.
— Quelque chose ne va pas, lui dit-elle. C’est trop facile. Ça ressemble à un jeu de piste.
— Si c’est le cas, dit Kasper, c’est à toi qu’il est destiné.
Elle le considéra. Pas si bête .
— Suivez-moi, dit la femme.
— Ils s’appellent Laszlo Szabo et Philippe Neveu.
Ils se trouvaient dans un petit bureau sans fenêtre, plein de paperasse.
Neveu, un nom français…
— Lequel des deux était à terre la nuit dernière ?
— Neveu.
— Où est-il en ce moment ?
La femme consulta le grand planning mural avec de petits bristols colorés glissés dans les fentes.
— En ce moment, il est à un des postes de soudage. Sur le drill floor .
— Il est français ?
La femme blonde fouilla dans un tiroir du classeur métallique au-dessous, en sortit un dossier, le leur tendit. Kirsten vit la photo d’un homme au visage mince. Des cheveux bruns coupés court. Elle lui donna dans les quarante-cinq ans.
— C’est ce qu’il prétend, oui, dit la femme. Qu’est-ce qui se passe exactement ?
Kirsten regarda le sachet contenant la culotte ensanglantée, puis leva les yeux vers Kasper. Quand leurs regards se croisèrent, elle ressentit une décharge d’adrénaline. Il avait sur le visage la même expression qu’elle-même devait afficher — celle de deux chiens sur la piste du gibier.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui dit-elle doucement.
— Difficile de demander des renforts ici, répondit-il.
Elle se tourna vers la femme.
— Il y a des armes à bord ? Qui est en charge de la sécurité ? Vous avez bien dû prévoir quelque chose en cas de tentative de piraterie ou d’attaque terroriste.
Kirsten savait que les compagnies offshore se montraient extrêmement discrètes sur ce chapitre, personne n’avait envie de communiquer sur des sujets si délicats, de reconnaître la vulnérabilité de ces objectifs hautement stratégiques pour des terroristes bien préparés. Kirsten avait participé à deux reprises à l’exercice annuel Gemini qui impliquait la police, les forces spéciales, les gardes-côtes et plusieurs compagnies pétrolières et gazières. Elle avait aussi assisté à des séminaires. Tous les spécialistes étaient unanimes : la Norvège était moins bien préparée que ses voisins pour faire face à une attaque terroriste. Jusqu’à une date récente, son pays avait été une nation naïve, considérant que le terrorisme ne la concernait pas et l’épargnerait toujours. Mais cette naïveté avait volé en éclats le 22 juillet 2011 avec Anders Breivik et le massacre d’Utøya. Néanmoins, encore aujourd’hui, alors qu’en Écosse la police protégeait les installations pétrolières en installant des gens armés à bord, la Norvège n’avait toujours pas pris la mesure du danger, même si Statoil, par exemple, avait renforcé sa sécurité depuis 2013 et l’attaque de la raffinerie d’In Amenas dans le Sud algérien. Que se passerait-il si des hommes bien entraînés armés de fusils d’assaut posaient leur hélico sur une plate-forme et la prenaient en otage ? S’ils la truffaient d’explosifs ? Il y avait plus de quatre cents installations offshore en mer du Nord : est-ce que leur espace aérien était surveillé en permanence ? Kirsten en doutait. Et les ouvriers revenant du continent : étaient-ils fouillés ? Qu’est-ce qui les empêchait de rapporter une arme à bord ?
Elle vit la femme appuyer sur un bouton et se pencher sur un micro.
— Mikkel, tu peux venir tout de suite, s’il te plaît ?
Trois minutes plus tard, un malabar qui bougeait comme un cow-boy fit son entrée dans le petit bureau.
— Mikkel, dit la femme, ces messieurs-dames sont de la police. Ils veulent savoir si tu es armé.
Mikkel les considéra en fronçant les sourcils et en roulant ses épaules bodybuildées.
— Oui, pourquoi ?
Kirsten lui demanda de quelle arme il s’agissait. La réponse la fit grimacer.
— Il y a quelqu’un d’autre qui l’est à bord ? voulut-elle savoir.
— Le capitaine, il a une arme dans sa cabine. C’est tout.
Merde , songea-t-elle. Elle regarda la tempête qui cinglait le hublot noir, puis de nouveau Kasper. Celui-ci hocha la tête. Son regard exprimait clairement ce qu’il pensait de la situation.
— On est tout seuls, conclut-elle.
— Et, contrairement à nous, il est sur son territoire, ajouta Kasper.
— Je peux savoir ce qui se passe ? dit le balèze.
Kirsten défit l’étui sur ses reins sans sortir son calibre.
— Prends ton arme. Mais n’en fais usage que si je te le dis.
Elle vit le costaud devenir tout pâle.
— De quoi est-ce que vous parlez ?
— Nous allons appréhender quelqu’un…
Elle se tourna une nouvelle fois vers la femme qui, à présent, ouvrait de grands yeux.
— Conduis-nous.
Cette fois, elle s’empressa d’obtempérer. Elle attrapa sa veste imperméable accrochée à une patère. Elle avait perdu toute agressivité ; de toute évidence, elle avait peur. Ils quittèrent le petit bureau à la queue leu leu et longèrent une étroite coursive jusqu’à un escalier métallique aussi raide que tous les autres. En haut des marches, Kirsten aperçut les néons extérieurs.
Ils émergèrent dans la nuit et le grondement de l’océan déchaîné enfla de nouveau dans ses tympans.
La femme blonde les précéda à travers le labyrinthe zébré de pluie. Il pleuvait comme vache qui pisse ; les averses luisaient sur le fond opaque des ténèbres et devant les lampes. Kirsten releva le col de son manteau. Elle sentit la pluie glacée lui doucher la nuque et lui couler dans le dos. Leurs pas vibraient sur les passerelles, mais le bruit était noyé par le vacarme ordinaire de la plate-forme.
D’énormes tuyaux montaient comme des orgues au-dessus d’eux, alignés et suspendus à la superstructure. Chacun plus haut qu’une maison. La tempête les faisait danser, chanter et s’entrechoquer comme les tubes d’un carillon à vent. Un autre escalier… Ils dévalèrent les marches et se retrouvèrent sur un pont envahi par une boue grasse, huileuse, encombré de machines et de conduits. Kirsten aperçut la forme vague agenouillée dans le fond, illuminée par intermittence. L’adrénaline diffusait dans ses veines. Elle vérifia que son arme était facilement accessible en passant discrètement une main sur ses reins. La visière opaque du soudeur s’illuminait chaque fois que le puissant soleil blanc jaillissait de son arc ; des étincelles et de la fumée s’élevaient tout autour. Elle songea que son casque évoquait le heaume de quelque chevalier. Concentré sur sa tâche, il ne les avait pas entendus arriver.
Читать дальше