À part ça, la momie avait un mégot jauni coincé entre ses lèvres craquelées et elle fumait comme un pompier : Servaz vit un cendrier plein posé à côté d’elle et un épais nuage au-dessus du lit. Remué par cette vision, il s’avança jusqu’au salon faiblement éclairé par la lueur palpitante d’un téléviseur et celle des écrans d’ordinateur disposés sur un grand plan de travail. Il devina tout un réseau de pièces communiquant entre elles par des arches basses, un escalier en bois, un tas de recoins. Quelque chose frôla ses jambes et il distingua des formes allant et venant dans la pénombre, sautant d’un meuble à l’autre. Il y en avait des dizaines, de couleurs et de tailles variées. Des chats… Ça grouillait de chats, là, dans le noir. Servaz discerna aussi les soucoupes claires posées un peu partout dans la pénombre, remplies de nourritures diverses qui séchaient et noircissaient, et il fit attention où il mettait les pieds.
L’air était encore plus lourd et irrespirable que dans le couloir ; il crut discerner un vague remugle derrière l’odeur de bouffe à chats en train de se décomposer : une trace olfactive qui évoquait le poisson, l’eau de Javel — et il pinça les narines.
— On ne pourrait pas allumer ? dit-il. Il fait noir comme dans un four ici.
Leur hôte tendit le bras. Le faible halo d’une lampe d’architecte éclaira la portion de bureau encombrée d’écrans, laissant tout le reste dans l’ombre. Servaz aperçut néanmoins un canapé et un bahut dans la pénombre.
— Ces questions, vous me les posez ou pas ?
Jensen avait une voix un brin zozotante ; le flic devina derrière la provocation de façade une grande timidité.
— Vous allez vous balader, des fois, sur le chemin de halage le long du fleuve ? demanda Espérandieu dans le dos du jeune homme, l’obligeant à se retourner.
— Nan.
— Jamais ?
— Je vous ai dit que non, répondit Jensen en surveillant Servaz du coin de l’œil.
— Vous n’avez pas entendu des rumeurs au sujet de ce qui s’y est passé ?
— Non mais… vous déconnez ou quoi ? Z’ avez vu où on vit, ma mère et moi ? C’est qui qui les aurait rapportées, ces rumeurs, d’après vous ? Le facteur p’t-êt’ ? Personne vient jamais ici.
— Sauf les gens qui vont courir le long du fleuve, fit remarquer Servaz.
— Mouais… y en a qui garent leurs voitures là-devant, sur ce putain de terrain vague, c’est vrai…
— Des hommes ? Des femmes ?
— Ben, les deux, tiens. Même que certaines ont des clebs avec elles et que ça fait aboyer Fantôme.
— Et vous les voyez passer devant vos fenêtres.
— Et après ?
Il y avait quelque chose là-bas, sous le bahut, dans la pénombre. Servaz l’avait repéré dès qu’il était entré. Ça ne bougeait pas — ou à peine. Il fit un pas de plus.
— Hé ! Où vous allez comme ça ? Si c’est une perquise, vous…
— Trois femmes ont été agressées sur le chemin à moins de deux kilomètres d’ici, intervint Vincent, obligeant Jensen à tourner la tête vers lui. Elles ont toutes fait la même description…
Servaz sentit que le jeune homme se raidissait. Il se déplaça imperceptiblement vers le bahut.
— Elles ont décrit un homme portant un sweat à capuche, un mètre soixante-dix environ, mince, dans les soixante kilos…
En réalité, les trois femmes avaient brossé trois portraits robots passablement différents, comme souvent. Le seul point commun : l’agresseur était petit et maigre, mais avec une grande force.
— Qu’est-ce que vous faisiez les soirs des 11 octobre, 23 octobre et 8 novembre entre 17 et 18 heures ?
Jensen fronça les sourcils, mimant une réflexion profonde, quelqu’un qui se creuse intensément le ciboulot, et Servaz pensa au jeu d’acteur de ces figurants japonais dans Les Sept Samouraïs .
— Le 11, j’étais avec mes potes Angel et Roland. On tapait le carton chez Angel. Le 23, idem . Le 8 novembre, Angel et moi on est allés au cinéma.
— Quel film ?
— Un truc avec des zombies et des scouts dans le titre.
— Des zombies et des scouts ? releva Vincent. Scout’s Guide to the Zombie Apocalypse , confirma-t-il. Sorti le 6 novembre. Je l’ai vu aussi.
Servaz regarda son adjoint comme il aurait regardé un Martien.
— C’est bizarre, dit-il doucement, obligeant Jensen à tourner une nouvelle fois la tête, j’ai plutôt une bonne mémoire en général. Mais, là, comme ça, spontanément, je suis pas sûr de pouvoir dire ce que je faisais le 11 octobre au soir, ni le 23, tu vois ? Je me souviens du 25, parce que c’est le jour où un collègue est parti à la retraite. C’était un jour, disons, spécial… mais aller au cinéma ou jouer aux cartes avec des potes, c’est spécial, ça ?
— Zavez qu’à leur demander, vous verrez bien, répliqua Jensen d’un air boudeur.
— Oh, je suis sûr qu’ils confirmeront, dit Servaz qui savait déjà qu’ils trouveraient les deux fournisseurs d’alibis dans un de leurs fichiers. Tu as leurs noms de famille ?
Comme il s’y attendait, Jensen s’empressa de les leur fournir.
— Écoutez, ajouta-t-il, comme s’il recouvrait brusquement la mémoire. Je vais vous dire pourquoi je m’en souviens aussi bien…
— Ah ? Vraiment ?
— Parce que, quand j’ai vu cette fille qui avait été violée dans le journal, j’ai immédiatement noté ce que je faisais ce jour-là…
— Je croyais que tu lisais pas le journal ?
— Ouais, ben, j’ai menti.
— Pourquoi ça ?
Jensen haussa les épaules. Son crâne nu luisait dans la pénombre. Il passa une main pleine de bagouzes dessus, du front vers la nuque, où il y avait un tatouage.
— Parce que j’avais pas envie d’entamer la conversation avec vous, tiens. J’avais qu’une envie : que vous vous barriez.
— T’étais occupé, peut-être ?
— P’t-êt’ ben, ouais.
— Donc, tu as noté ce que tu faisais chaque fois, c’est ça ?
— C’est ça. Et vous savez très bien qu’on fait tous ça.
— « On ». C’est qui on ?
— Les mecs comme moi — les mecs qu’ont déjà été en zonzon pour ça… On sait bien que la première chose que les flicaillons dans vot’ genre vont nous demander, c’est où on était à ce moment-là. Si un keum qu’a déjà été condamné est incapable de se souvenir de ce qu’il foutait quand une fille a été violée dans les environs, ben… y a de grandes chances pour que ce soit lui, le pointeur, vous m’ suivez ?
— Et tes deux potes, là, Angel et Truc — ils ont déjà été condamnés, eux ?
Ils virent Jensen se rembrunir.
— Ouais. Et après ?
Servaz jeta un coup d’œil sous le bahut. L’ombre avait bougé. Deux yeux craintifs l’observaient.
— Quel âge avais-tu la première fois ? demanda Espérandieu tout à trac.
Le tonnerre fit trembler les vitres et un éclair illumina brièvement le salon.
— La première fois ?
— La première fois que tu as agressé sexuellement une femme…
Servaz surprit le regard de Jensen. Il avait changé d’expression. Il brillait littéralement.
— Quatorze, dit-il d’une voix soudain très froide et très distincte.
Servaz se pencha un peu plus. Le petit chat blanc au-dessous du bahut levait la tête vers lui et le regardait depuis l’ombre, partagé entre la peur et l’envie de venir se frotter dans ses jambes.
— J’ai lu ton dossier. C’était une camarade de classe. Tu l’as violée derrière le gymnase.
— Elle m’avait provoqué.
— Tu l’as insultée. Puis tu l’as giflée, frappée…
— C’était une salope, elle couchait déjà avec tout le monde. Une queue de plus ou de moins, qu’est-ce que ça pouvait lui foutre ?
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