Les détails lui apparurent en un instantané fracassant de quelques dixièmes de seconde : les branches des sapins lourdes de neige soudain agitées par une saute du vent, le corps nu attaché à l’arbre, le menton sur la poitrine, l’autre étendu les bras en croix, face au ciel, le vent froid qui mordait ses mollets et le canon de Kirsten qui pivotait, pivotait…
Il fit feu.
Sentit l’impact dans son épaule, la douleur dans son ventre, entendit le « floc » d’un paquet de neige décroché par l’onde sonore ou peut-être par le vent. Vit le regard incrédule de Kirsten posé sur lui. Son bras retomber et sa main lâcher le Springfield. Sa bouche ouverte en « O ». Puis les genoux de la Norvégienne fléchirent, une secousse la parcourut comme si elle tressaillait, et elle tomba face contre terre, son beau visage dans la neige.
— Bien joué, Martin, dit le Suisse.
Il entendit les cris derrière lui — ou plutôt des vociférations. Gutturales. En allemand.
Il supposa que cela voulait dire qu’il devait jeter son arme. Ce serait idiot de prendre une balle maintenant, non ? Il regarda les trois cadavres dans la neige, s’attarda sur celui de Kirsten. Sentit la morsure de la trahison. Une fois de plus.
Se sentit stupide, naïf, crédule, dévasté, éreinté, malade.
Une fois de plus, la vie lui avait repris ce qu’elle lui avait donné. Une fois de plus le sang versé, la colère, le remords. La rage et le chagrin. Une fois de plus la nuit avait gagné, les ombres étaient revenues — plus puissantes que jamais — et le jour s’était enfui, apeuré, loin d’ici, là où des gens normaux menaient des existences normales. Puis tout disparut. Il ne ressentait plus rien. Seulement une immense fatigue.
— Mais tu aurais pu t’abstenir de tirer, ajouta le Suisse.
— Quoi ?
Derrière lui, les cris en allemand s’étaient faits plus pressants, plus impérieux. Tout proches. Des ordres, à n’en pas douter. Lâche ton arme. Ils allaient tirer s’il ne le faisait pas.
— Elle n’avait qu’une seule balle dans le canon. Et elle l’avait déjà tirée. Son chargeur était vide, Martin. Tu l’as tuée pour rien, dit le Suisse en montrant celui qu’il venait de sortir de sa poche.
Il avait envie de s’allonger dans la neige, de regarder les flocons descendre du ciel, droit sur lui, et de s’endormir.
Il obéit, lâcha son arme.
Et s’évanouit.
La neige tomba toute la journée et les jours suivants sur Halstatt et ses environs. Hirtmann fut interrogé dans le petit commissariat qui semblait tout droit sorti de la Mélodie du bonheur . Reger et ses hommes débutèrent l’interrogatoire en allemand et Espérandieu leur demanda si, des fois, on ne pourrait pas le faire en anglais. Puis un type arriva de Vienne ou de Salzbourg et il prit les choses en main.
Il faudrait encore quelques jours pour décider ce qu’ils allaient faire du Suisse (il avait abattu un homme sur le territoire autrichien, il relevait donc de la justice autrichienne), et ils décidèrent de vider les cellules du petit commissariat et de le transformer en une sorte de Rio Bravo en attendant.
Servaz n’assista pas aux interrogatoires. Il avait été transporté à l’hôpital de Bad Ischl, comme tous les patients de la clinique. Elle était momentanément ou définitivement fermée et son directeur introuvable. À l’hôpital, il fut d’abord admis en soins intensifs puis en observation. Sa sortie intempestive avait causé des dégâts, moins cependant qu’on ne pouvait s’y attendre — et qu’il le redoutait —, mais il fallut tout de même lui ouvrir le ventre une seconde fois pour s’en assurer. La police autrichienne vint l’interroger longuement sur ce qui s’était passé dans la forêt : les dires d’Espérandieu, de Servaz, de Reger — et même d’Hirtmann — se recoupaient presque parfaitement, aux habituelles divergences près, mais les enquêteurs eurent les plus grandes difficultés à appréhender la chaîne des événements qui avait conduit quatre personnes à s’entretuer et un célèbre chef d’orchestre à se retrouver attaché nu et mort à un arbre.
Dans son lit d’hôpital, Servaz reçut quelques appels : de Margot trois fois par jour, de Samira, du juge Desgranges, de Cathy d’Humières et même de Charlène Espérandieu et d’Alexandra, son ex-femme. Vincent, lui, repartit au bout de deux jours, non sans être passé le voir matin, midi et soir.
— Ils ne veulent pas me lâcher, lui dit Servaz en souriant vaguement du fond de son lit, comme Vincent venait lui annoncer qu’il retournait en France. Ils en sont où avec Hirtmann ?
— Ils l’interrogent toujours. Il a quand même abattu un homme sur le territoire autrichien, ils ne vont pas nous le rendre de sitôt.
— Hmm.
— Prends soin de toi, Martin. Et reviens-nous vite.
Il songea que ce dernier point ne dépendait pas que de lui mais ne dit rien. Quelque part là-dehors, des cloches sonnaient. Le paysage était intégralement blanc. Il ne manquait plus que des chants de Noël mais il ne doutait pas que quelque Stille Nacht s’élèverait le moment venu dans l’hôpital. Il espérait bien en avoir fini avant.
Son téléphone sonna peu de temps après que Vincent fut parti.
— Comment vous sentez-vous ? demanda une voix trop familière.
— Qu’est-ce que vous voulez, Rimbaud ?
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Par laquelle je commence ?
— Vous n’avez pas un truc moins éculé ?
— La bonne, trancha son interlocuteur. On a reçu une clef USB. Elle a, semble-t-il, été expédiée le jour même de votre opération. D’Autriche. Vous voulez savoir ce qu’il y a dessus ?
Servaz sourit. Rimbaud ne pouvait s’empêcher de torturer les gens d’une manière ou d’une autre.
— Accouchez, dit-il.
— Un film, répondit le bœuf-carotte. Un film pris avec une GoPro fixée sur le torse de son auteur… La nuit où Jensen a été tué… Il montre tout : la tentative de viol… l’auteur du film qui se rue sur Jensen… qui lui tire dans la tempe à bout touchant… qui repart ensuite dans les bois… Après quoi, il retourne la GoPro vers lui et se filme… Et il nous fait un petit coucou, le con…
— Hirtmann ?
— Ouais, m’sieur.
Servaz laissa retomber sa tête en arrière, contre l’oreiller, et inspira à fond en contemplant le plafond.
— Cette vidéo vous innocente du meurtre de Jensen, Servaz, dit Rimbaud dans l’appareil. Même si je me demande bien pourquoi Hirtmann nous l’a envoyée.
— Mais… ?
— Mais ça ne vous exonère pas de votre comportement indigne d’un membre de la police nationale, de votre fuite du commissariat, de votre passage en Autriche sous une fausse identité, du meurtre de Kirsten Nigaard, officier de police de Norvège, avec une autre arme que votre arme de service…
— Légitime défense, dit-il.
— Possible.
— Tiens donc, on dirait que vous sautez moins vite aux conclusions, tout à coup.
— Je vais demander votre révocation, dit Rimbaud. La police française ne peut plus se permettre de compter des gens comme vous dans ses rangs. Et votre ami Espérandieu va faire l’objet de sanctions lui aussi.
Après quoi, il raccrocha.
Il neigea toute la nuit et le jour suivant. De son lit, Servaz regardait les flocons tomber. Il n’était pas encore question pour lui de se lever ni de marcher. Les médecins lui répétaient à l’envi qu’il était un miraculé : après cette opération au cœur, il n’aurait jamais dû en subir une autre au foie si vite. Quant au fait qu’il fût sorti abattre quelqu’un d’un coup de pistolet moins d’une heure après son réveil, ce fait d’armes entrerait probablement dans les annales de la médecine autrichienne. Il avait à présent deux énormes cicatrices qui faisaient de lui un vrai monstre de Frankenstein : l’une sur la poitrine, l’autre qui démarrait sous le sternum, descendait à la verticale sur six centimètres puis bifurquait brusquement vers le flanc. Il demandait régulièrement des nouvelles de Gustav, qui se trouvait dans un service voisin du sien : Gustav allait bien, mais il demandait à voir son papa — c’est-à-dire Hirtmann.
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