Jiri se dirigeait vers la chambre du gosse et du flic français. La porte était ouverte. La femme en poste devant le regarda approcher. Ses yeux glissèrent brièvement sur son uniforme.
— Vous êtes qui ? demanda-t-elle.
— Quelqu’un a déclenché l’alarme, lança-t-il. Une femme s’est pendue à sa fenêtre. On m’a dit qu’elle était ici.
Il vit la policière froncer les sourcils. Un cri s’éleva soudain de la chambre, par la porte ouverte. Une infirmière en jaillit.
— Il y a quelqu’un… pendu devant la fenêtre ! lâcha-t-elle.
Et elle partit en courant dans le couloir. La femme-flic la regarda s’éloigner puis tourna vers lui son regard. Soupçonneux.
— Vous êtes qui ? répéta-t-elle. Je ne vous connais pas… Et c’est quoi, cet uniforme ?
Il abattit la crosse de son arme sur son crâne.
Les sons : ils pénètrent sa conscience embrumée. Stridents. Déchirent le brouillard dans son crâne. Ses paupières tremblent sans s’ouvrir. Il peut sentir la lumière à travers elles — et l’odeur d’asepsie de la chambre quand il inspire.
Il cligne des yeux à plusieurs reprises. Conscient de la douleur que provoque chaque fois sur ses nerfs optiques la luminosité de la neige. Et de ce son strident, horripilant, qui revient sans arrêt par-dessus le rythme régulier du scope. Il a cru qu’il était chez lui et que c’était son réveil qui sonnait, mais non, ce n’est pas ça. C’est bien plus fort, bien plus agressif.
Il ouvre les yeux.
Regarde le plafond blanc, les murs blancs. Il y a quelque chose qui oscille sur le mur — une ombre —, qui oscille comme le balancier d’une horloge, en surimpression sur les raies blanches et grises que dessine le store.
Soudain, il sait où il se trouve. Et pourquoi.
Sa main droite soulève lentement la couverture, puis sa blouse d’hôpital, avec précaution. Il doit hausser un peu les fesses pour la remonter plus haut. Les bandages autour de son abdomen… Il sent que cela tire un peu. On lui a ouvert le ventre, on lui a retiré la moitié du foie, on a tout refermé et recousu.
Il est vivant …
Et toujours ces sons stridents. Il entend des cavalcades dans le couloir. Des portes qui claquent. Des voix…
Il tourne la tête. Il y a quelque chose là-bas… derrière les stores, de l’autre côté de la fenêtre — une forme qui arrête la grisaille du jour naissant et qui oscille doucement : comme le balancier d’une horloge. Un corps… Un corps pend derrière la fenêtre…
Pris de panique, il examine l’autre lit — celui de Gustav. Le gamin est bien là. Il devine sa forme immobile sous le drap et la couverture remontés jusqu’en haut. Il a envie de le réveiller, de lui demander comment il va, mais il sait que le gamin est resté plus longtemps que lui sur le billard. Il faut lui laisser le temps.
Et cette grande ombre là-bas… Ce corps… À qui appartient-il ?
Il oscille de plus en plus lentement.
Peut-être les branches d’un arbre qui bougent sous le poids de la neige ? Ou un tour que lui jouent les drogues encore présentes dans son sang ?
Non, non : il s’agit bien d’un corps…
Il palpe la blessure à travers le bandage, appuie doucement. Puis il écarte drap et couverture et commence à remuer. Il ne devrait pas ; très mauvaise idée, il le sait. Il déplace ses pieds vers le bord du lit, redresse son torse tout doucement, s’assoit, jambes pendantes. Il sent le froid qui monte du sol quand il pose la plante des pieds dessus. Pendant une seconde, il laisse retomber son menton sur sa poitrine et ferme les yeux. Est-ce que ça tient le coup là-dedans ? Est-ce qu’il ne va pas déchirer quelque chose ? Il vient juste de se réveiller, nom de Dieu. Il a peur de bouger trop vite, de rompre un truc à l’intérieur, mais il faut qu’il s’en assure — qu’il sache ce que c’est que cette ombre devant la fenêtre.
Il inspire. Ouvre les yeux, lève la tête et se redresse.
Il retire la pince qu’il a au bout de l’index. Une nouvelle sonnerie se déclenche.
S’appuyant prudemment à la table de nuit, il se met debout. Très lentement.
Ses jambes lui paraissent peu dignes de confiance mais le soutiennent. Il sait que s’il tombe, il va causer des dommages irréparables. Mais il se met en marche quand même. Vers la fenêtre. Lentement. Il a l’impression que cette grande ombre à présent presque immobile recouvre toute la pièce, se met à l’intérieur de lui, occupant tout l’espace disponible dans son cerveau encore embrumé.
Il en revoit une pareille à celle-ci, pareille à un grand papillon noir et maléfique, pendue au sommet d’un téléphérique.
Un pincement au niveau de l’abdomen lui rappelle qu’il est debout alors qu’il devrait rester allongé et il commence à ressentir un début de vertige. Il sent monter la nausée. Mais il avance. Un mètre après l’autre. Il veut soulever ce putain de store — voir ce corps qui est derrière.
Quand enfin il y parvient, il entend la porte s’ouvrir derrière lui et une voix féminine :
— Qu’est-ce que vous faites debout ? Venez ici ! Vous ne deviez pas bouger ! On va vous évacuer ! On doit évacuer tout le monde !
Il tire sur le cordon et les lames des stores remontent lentement.
La forme apparaît.
Il se demande s’il n’est pas en train de rêver, encore inconscient sur sa table d’opération. Car ce qu’il voit, ce sont deux pieds à un mètre du sol et des jambes, un corps qui flotte miraculeusement dans l’air. Une femme. En lévitation… Puis la tête apparaît — une tête de momie, emmaillotée dans des bandages — et il voit autour de son cou le drap qui pend de l’étage supérieur.
Derrière lui, l’infirmière hurle. Il entend ses pas s’enfuir dans le couloir — et toujours cette maudite sonnerie, encore plus forte depuis que la porte a été ouverte.
Il se retourne. Un homme est entré.
Il porte un uniforme de flic autrichien mais il a un visage de faune barbu et un regard perçant. Il n’aime pas ce regard. L’homme balaye la chambre des yeux, visiblement à la recherche d’une autre personne.
Il fixe le lit de Gustav et Martin se sent de plus en plus sur ses gardes. Il avance vers l’intrus. Trop vite. La tête lui tourne, ses jambes se dérobent. Il n’évite la chute que de justesse, en s’appuyant au mur. Il a chaud, puis froid, puis chaud… Il ouvre la bouche et respire. Voit l’homme avancer vers le lit de Gustav. Il tend un bras pour s’interposer mais l’homme le repousse et il tombe à la renverse, cette fois. Un éclair de douleur lui déchire le ventre et il grimace.
Il lève les yeux vers l’homme qui a sorti son arme de son étui et regarde à nouveau vers la porte avant de soulever drap et couverture.
Il va hurler mais il comprend dès qu’il voit le regard de l’homme.
Il n’a pas besoin d’examiner le lit de Gustav que les yeux du faune barbu fixent avec incrédulité. Puis ils se tournent vers lui. Il voit l’homme poser son arme sur le lit puis ses mains grandir et l’attraper par le col de sa blouse d’hôpital, le soulever. Une douleur atroce lui déchire les entrailles. L’homme approche son visage du sien et le secoue. Il a l’impression qu’un tigre lui fouille le ventre avec ses griffes.
— Où sont-ils ? hurle l’homme. Où est le gosse ? Où est Hirtmann ? Où sont-ils ?
Là-bas, la porte s’ouvre…
Il vit la porte s’ouvrir dans le dos de l’homme. Kirsten ! La vit porter une main au niveau de ses reins, tirer une arme et la pointer dans leur direction.
— LÂCHE-LE ! hurla la Norvégienne.
Elle avait adopté la position classique de tous les flics, bien campée sur ses jambes, l’arme tenue à deux mains — et il sut tout de suite qu’elle était bien meilleure que lui dans cet exercice.
Читать дальше