C’est en se replongeant dans leur histoire qu’on peut comprendre la prodigieuse ascension de Maher Bagenfeld. Après son veuvage, Laura Bagenfeld n’avait eu qu’une amie, la grande pianiste Clara Haskil. Elle l’accompagnait parfois dans ses tournées. Un soir à Montreux, Clara Haskil avait achevé sous les vivats un programme Mozart, et le dialogue de ces deux vieilles dames en chignon gris est passé à la postérité. Clara Haskil murmura : “Qu’est-ce qu’ils ont tous, j’ai encore joué comme un cochon.” Laura Bagenfeld répondit : “Tu as un don, tu n’y comprends rien.” Laura a reconnu en Maher, le petit Beur, celui qui avait “le don”. Mais lui, de ce don, qu’a-t-il fait ? Le testament de Laura a fait murmurer : une des plus grandes fortunes juives allait être dirigée par un enfant de l’Islam. “Maher Bagenfeld”, dès qu’il a pris ce nom paradoxal, a eu des ennemis partout. Il n’a pas voulu s’en rendre compte. Il s’est approché d’un milieu interlope qui n’était pas celui que fréquentaient ses paisibles bienfaiteurs suisses. Il se dit que lui, le petit surdoué, il a peut-être un peu exagéré, qu’il a “joué comme un cochon”, et perdu. Aujourd’hui, il paye. »
L’article était ignoble, plein de sous-entendus abjects. Nous avions envie de défendre Maher, de l’aider. De lui donner ce que la photo du journal laissait éclater en plein soleil, contredisant l’article : une stature de héros.
Il nous proposa de l’accompagner à Drouot où devait être dispersé un célèbre ensemble de tableaux réunis au début du XX e siècle : la collection Tern-Valognes. Il nous expliqua : depuis un an, il achetait beaucoup en vente publique, préférant liquider de temps à autre une villa sous les tropiques où il ne voyait pas l’intérêt d’aller. Peu à peu, il convertissait l’empire Bagenfeld en peintures — les aspirateurs, à la « génération précédente », du temps d’Évariste et Laura Bagenfeld, étaient devenus des pur-sangs, les fers à repasser, des yachts, les mixeurs avaient engendré des œufs de Fabergé d’une rare laideur. Ses conseillers lui disaient qu’enrichir la collection de peintures n’était pas un mauvais calcul, et lui faisaient acheter, en parallèle, des marques et des licences. Sous le label de l’électroménager Bagenfeld, on vendait maintenant du détachant, de la peinture, du cirage et des motoculteurs. Maher alternait le vernis pour bateaux et le vernis pour toiles de maître. La Suisse rutilait. L’argent allait à l’argent. Cela l’amusait.
Pendant qu’il nous expliquait cela, il ne parlait plus de Jeanne. Ce silence nous surprenait, nous choquait aussi. En même temps, se rendre à cette vente lui pesait. Mû par une mécanique fragile, il continuait peut-être à mimer ce qui naguère constituait sa première passion, entraîné par son élan à faire semblant d’être heureux. Ou alors, il n’aimait pas vraiment cette fille.
Au premier étage de l’hôtel des ventes, la salle sentait déjà la sueur. À notre entrée, nous aurions bien voulu que la clameur s’adressât à notre dernier déguisement : une robe signée d’un jeune créateur et un costume de grande marque, des cadeaux de Maher. Nous achetait-il ? Quel était son intérêt ? Jamais nous n’avions été aussi bien habillés : combien de temps allions-nous mettre pour nous habituer à cette existence de luxe ? Encore une heure ou deux ?
Ce brouhaha visait Maher. Il était rare qu’il se déplaçât lui-même. Trois personnes se levèrent : des sbires de Maher, qui se contenta de leur sourire. Ils nous avaient réservé des sièges au premier rang. La visite-surprise de l’héritier Bagenfeld allait-elle, comme il le voulait, rassurer ses amis en prouvant sa résolution, intimider ses ennemis inconnus — ou pire, faire jaser les gazettes et trembler les envieux qui le croyaient fini ?
Défilaient les seconds couteaux de l’impressionnisme, des toiles retendues et botoxées, qu’il « laissait aux Japonais ». Il acheta une esquisse de Carpaccio, des navires devant l’arsenal de Venise, à la sanguine. Le commissaire-priseur, maître Vernochet, plus d’une fois croisé chez Konrad, nous dévisageait en soutenant de l’index le poids de son triple menton, l’air étonné de nous voir et la mine gênée de l’homme du monde pris à porter une pochette criarde à dix heures du matin.
Deux rangs derrière, un professionnel de la collection, le roi du chocolat luxembourgeois, lança les commentaires d’une voix chuintante : « Comment le petit bâtard Bagenfeld a-t-il eu l’impudence de venir ? » Chacun avait « son mot à dire depuis longtemps » et se sentit autorisé à en faire part : « On enlève sa maîtresse, il continue d’écumer nos ventes, je ne pensais pas que les Arabes aimaient l’argent à ce point ! »
« Ces voyous veulent tout ? Il va emporter nos Fragos dans sa Casbah ?
— Lui, arabe ? Mais il dit qu’il est français, vous savez ?
— Il a plutôt une tête de Sicilien, tout ça c’est l’Afrique, du pareil au même.
— Je préfère encore les vrais émirs. »
La comtesse de Marsantes, haute tour du snobisme, lança : « Quand je pense que l’an dernier, il m’a refusé un dîner. J’avais voulu voir l’animal de plus près. J’aurais pu avoir des ennuis avec la police. »
Maher impassible. Maître Vernochet attendait la fin de l’orage en pianotant sur son maillet d’écaille, pressé de « passer le Gauguin ». Un héros de Labiche, face à la complexité du monde. En haut de la cimaise, le portrait du président Tern-Valognes en habit noir, par un élève de Carolus-Duran, avait le regard bête et prétentieux de celui qui ne trouvera pas acquéreur. Le seul invendu de la « dispersion Tern-Valognes », comme il était écrit sur le catalogue que nous chiffonnions pour calmer nos nerfs, sans oser nous retourner.
Maher marmonna des instructions à l’un des trois hommes qui s’étaient levés pour nous laisser leurs places :
« Achetez tout.
— Même les impress…
— Tout, même le faux Carolus-Duran. »
Nous partîmes derrière lui. La salle sifflait.
Il se lança dans une diatribe agressive, très surprenante ; nous ne le reconnaissions pas :
« Je ferai don des croûtes aux bonnes œuvres. Et ces messieurs les rachèteront dans un an, trois intermédiaires plus tard, maquillées, trois fois plus cher qu’aujourd’hui. Regardez ces marchands de peaux de lapin enrichis, qui font leurs numéros de vieux ducs, avec leurs “suites de chaises”, toujours “de provenance royale”, qu’ils finissent, de guerre lasse, par se revendre entre eux. Ensuite, quand ils sont vraiment à court d’argent et de publicité, ils se font des procès pour des histoires de faux bronzes, aussi artificiels et laids que leurs bronzages. Regardez-les, ces barons de Drouot, la peste des biennales et des salons. On leur donne un fauteuil, ils en font quatre, une commode, il en sort six, une par tiroir, ce sont les gourous de la procréation assistée des meubles anciens. Et en peinture, ils ne savent rien, si vous les entendiez… Et puis cela n’a pas d’importance… »
Maher avait appris à les connaître, ces « grands antiquaires parisiens », les plus ennuyeux de la planète, avec la monotonie de leurs « objets extraordinaires » et leurs pathétiques « tableaux importants ». Maher, jeune, sans famille, sans usages, ne pourrait jamais être des leurs, porter leurs costumes trois boutons et supporter leurs femmes-esclaves. Eux, en retour, le haïssaient.
Il se compara ensuite à Berenson. Rien moins. Berenson, à la fin de sa vie, recevait toute la Café Society dans sa villa de Settignano au-dessus de Florence. Mais Bernard Berenson avait été un petit vieillard si bien mis, toujours tellement soigné, qui observait les fresques des églises avec de minuscules jumelles de théâtre, un homme si charmant qu’on lui pardonnait toute sa science, et même ses origines juives et son père chaudronnier ambulant. Comment tolérer un Berenson de vingt-six ans, en vieille veste de velours et chaussures de sport ? Les archontes du marché de l’art le méprisaient. Plus savant qu’eux, largement plus riche, brillant et beau, il ressemblait à ce qu’ils auraient voulu être, lui, un inconnu, un paria, un métis. Le savoir mêlé à une affaire de truands ne pouvait que les réjouir, les inciter à achever la bête : la dernière estocade. Le salir. Le dénoncer dans les dîners. L’insulter en face. Le dézinguer. Ne pas se priver. Le petit beur sur un plat d’argent. Bon appétit, messieurs.
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