Konrad et Maher, devenus inséparables, jouaient à organiser la vie comme on organise des fêtes, en voyageant de ventes en dispersions, de fondations en expositions, de stocks de marchands en réserves de musées. Depuis un an de cette existence, Maher avait déjà provoqué trois « révolutions » dans le monde de l’art, réattribué deux Sassetta et un Poussin, s’était fait amis et ennemis. Konrad avait suscité un gros scandale, acculé au suicide un pair d’Angleterre, monté une entreprise qui donnait du travail à cinq cent douze personnes dans le Maçonnais, et comptait des ennemis partout ailleurs. Ils nous entraînaient à leur suite dans un voyage de noces que nous ne contrôlions plus du tout. Nous avions envie de les planter là.
Vers minuit, nous nous sommes assis au piano pour attaquer, à quatre mains, une transcription du concerto Jeune homme de Mozart : la seule pièce que nous savions jouer sans partition. « Le piano de Laura », dit Maher, et nous imaginions la vieille Clara Haskil, sur ce tabouret couvert de velours noir, avec son amie milliardaire. Clara Haskil, le corps déformé, de plus en plus voûtée, à demi paralysée, mal attifée, interprétait Mozart en maugréant avec une pureté que nul, après elle, n’avait retrouvée. L’amie de Laura. Nous avions tous ses disques chez nous, et nous ne savions pas, avant cet article de journal idiot, que ces femmes avaient été comme deux sœurs. Nous avions l’impression de découvrir un peu Laura, la créatrice de ce monde qui nous hébergeait depuis quelques soirs, ces maisons, ces chambres. Clara Haskil avait dû, elle aussi, voir, les tableaux, « nos » tableaux, notre Madone à l’orange. Nous aurions pu être intimidés, ne pas oser toucher ce piano. Au contraire, en pensant à elle, à ses enregistrements, nous sentions en nous une joie héroïque, l’envie d’être plus forts là où la mort rôde.
Maher, debout, finit le porto et raconta ceci à voix basse : debout sur la rambarde de la place Michel-Ange, sous l’église de San Miniato — nous y étions passés à tombeau ouvert — il était resté une nuit entière, seul. Les lumières, une ville, des milliers de vies dont il ne saurait jamais rien, des existences qu’il ne connaîtrait pas. Ses tableaux, aussi, étaient les traces d’autres existences : des destins du passé dont il collectionnait les vestiges. Les regards, sous les vernis et la patine. Maher n’aimait pas trop faire restaurer les tableaux.
« Toi, Konrad, tu n’es pas collectionneur ?
— Pas vraiment. Je collectionne les instants, les lieux. C’est une collection imaginaire qu’on ne me volera pas.
— Tu veux dire que tu collectionnes les souvenirs, comme tout le monde.
— Non, moi, je les classe. J’ai mis au point un système de catégories. Je classe les femmes par couleurs, leurs yeux, leurs habits, les fleurs de leurs jardins, la pierre de leurs maisons, les hommes par taille… Pour la géographie, j’ai longtemps collectionné les propriétés où l’on m’invite, vous savez… Déjà enfant, chez mes oncles, en vacances… Vous savez que vous n’êtes pas mauvais du tout au piano ?
— Tu n’aimais pas l’endroit où tu vivais ?
— Je suis incapable de collectionner ce que je possède. Ma collection se compose uniquement de ce qui m’échappe : les moments heureux, les pays où j’ai longtemps rêvé…
— En ce moment tu “collectionnes” quoi ?
— J’y suis depuis plus d’un an. Une entreprise de longue haleine. Je collectionne les chambres où sont mortes les femmes célèbres… »
Nous commencions le second mouvement du concerto de Mozart.
« … Lits à rideaux, tentures, médaillons de cheveux… La chambre où est morte Christine de Suède à Rome, à la Farnésine, celle de Diane de Poitiers à Chenonceaux, celle de Catherine de Médicis dont un carré de pelouse du jardin des Tuileries marque encore l’emplacement…
Il me manquera toujours celle où ont disparu les femmes de l’Antiquité, les femmes du Moyen Âge, Christine de Pisan, Blanche de Castille… Vous connaissez la musique : mais où sont les neiges…
— Pourquoi des chambres ? tu aimes les lits à ce point, la nuit… ?
— J’ai la nuit en horreur. Je voudrais tant ne pas dormir. Je fuis la nuit. Je vis la nuit. Je dors trois ou quatre heures, et encore jamais d’affilée, pendant le jour. J’ai peur de me laisser aller à la nuit. La place de la Concorde la nuit ; elle redevient la chambre de parade, pleine de lumières, de jets d’eau et d’architecture où est morte Marie-Antoinette. Je hais la nuit, mais je suis fasciné par le sommeil des autres, la mort ensuite, si vous voulez. »
Konrad taillait au sécateur ces paradoxes d’agrément, nous n’avions guère le cœur de le trouver brillant, Maher somnolait, et d’un tacite accord nous avions ajourné l’exécution du troisième mouvement de notre quatre mains. Konrad continuait à élaguer les bosquets de son jardin à la française, il n’avait pas l’idée de se taire :
« Résister à la nuit, c’est ce qui m’empêche de grandir. Ce qui nous a rapprochés, Maher et moi, c’est notre peur de la nuit : une hantise que je ressens, même ce soir, devant l’effacement du jour. Nous n’avons peur ni de l’avenir, ni du lendemain, ni de l’aurore, ni de faire la sieste ou la grasse matinée : nous avons peur de la nuit noire. Pour nous, il ne devrait y avoir ni lune, ni saisons, ni années. L’âge venant ne nous surprendra pas. Nous vivons au jour le jour et laissons la nuit à la nuit. »
Où était Jeanne ? Souffrait-elle ? Konrad, avant de poursuivre son monologue, tira d’un coffre une autre bouteille :
« C’était à Paris, dans un des derniers restaurants qui ne ferment pas. Nous étions restés seuls, aux extrémités d’une salle vide. Nous avons lié conversation. Quand il a su mon nom, Maher m’a assené, les yeux à demi fermés, les sourcils tendus pour lutter contre le sommeil : “Votre père a vendu en 1967 un Saint Jean Baptiste de Murillo au duc de Xaintrailles, il a vendu en juin 1971 un panneau attribué au Maître de Sainte-Gudule aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, il a vendu…” Il a parlé dix minutes, le sagouin !
Nous avions beaucoup vendu. Il se présenta. Il avait beaucoup acheté. J’ai murmuré à voix basse : “Votre père à vous est inconnu. Vous êtes l’héritier sur lequel tout le monde s’interroge. Je jure bien de ne rien vous vendre — Parce qu’il ne vous reste rien à proposer !” Nous avons ri, commandé du vin, un bon clos Lothar, je me souviens, et discuté jusqu’au matin.
« Maher avait pris pour moi le visage de la nuit. »
Après cette phrase définitive, Konrad et ses formules battirent en retraite et il n’ouvrit plus la bouche. Du coup, il ferma l’œil. Maher, qui avait écouté, nous jeta, avant de s’allonger sur le canapé, un regard d’affectueuse complicité.
CHAPITRE 5
La couleur orange
Le lendemain s’entassaient dans l’entrée, sous l’œil mal peint du président Tern-Valognes, les acquisitions de la veille. Maher, plein d’énergie, faisait deux piles. Il prit le dessin de Carpaccio, nous le tendit :
« Pour me faire pardonner d’accaparer votre voyage de noces : acceptez, j’insiste, comme une ancienne carte postale de Venise, où je vous ai empêchés d’aller. C’était votre idée, après Florence, non ? »
La sanguine avait bien le format d’une carte : un quai, trois gentilshommes dessinés avec précision et, derrière eux, un navire en suspens. Maher ne nous laissa pas le temps de remercier :
« Je voudrais souffler un peu. Les sept œuvres sont en bas, dans une estafette. Nous les conduirons nous-mêmes en Normandie dès demain. Vous verrez, j’habite un bel endroit, très sauvage : la seule maison des Bagenfeld où ils ne recevaient jamais personne, une maison sans nom sur la grille, discrète, sans téléphone. “Ils” sont bien renseignés !
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