Il se tourna vers nous, un peu fâché de la manière dont nous venions de jouer la comédie :
« Emportez ça, vous tenez vos plus belles photos de mariage ! »
Maher avait donc 2000 francs suisses sur lui.
Dans l’entrée de la villa, trois personnes attendaient, dont une femme qui prit Maher par le bras :
« Votre conseil juridique et votre attaché de presse patientent dans le petit bureau, monsieur.
— Des nouvelles ?
— Non monsieur. »
Konrad eut le temps de glisser, alors qu’elle s’éclipsait :
« Tu devrais te débarrasser de la mère Milpois, elle est exaspérante.
— Oui, mais indispensable. Mademoiselle Milpois travaille chez les Bagenfeld depuis trente ans, elle connaît tout…
— Arrête, tu vas bientôt dire qu’elle t’a vu naître.
— Chers amis, je suis à vous. Vous connaissez Konrad, je crois ? »
Derrière nous, un couple âgé s’était avancé : l’homme en veste de chasse et chaussures de gentleman farmer, la femme en noir. Elle fit un pas :
« Jeune homme, nous vous avons fait trop confiance, ce qui arrive est de votre faute.
— Madame, je suis moi aussi inquiet et dépassé…
— Vous n’avez pas à être dépassé. Il faut retrouver notre fille.
— Vous me connaissez, je vous promets de tout faire, de payer…
— Vous devez nous rendre notre fille ; vous en êtes responsable. Vous êtes responsable de tout.
— Vous n’auriez pas dû vous habiller de noir, chère madame, nous n’en sommes pas là. Si vous permettez, j’ai à faire. S’il vous est plus pratique de demeurer ici en attendant le retour de Jeanne, je vais mettre à votre disposition…
— C’est inutile, nous partons. »
Maher savait prendre le ton de l’homme important, avec brusquerie, comme un dernier recours. Il nous entraîna dans sa chambre et s’assit sur le lit, la tête dans tes mains. Son visage, ses boucles brunes, ses yeux très noirs : nous ne l’avions pas regardé. Il pleurait.
« Ses parents ont toujours été très bien avec moi. Ils ont peur. Je ne dois pas leur en vouloir. »
Nous n’avons pas vu s’éloigner cette femme en deuil et cet homme silencieux, aperçus dans l’affolement du matin.
Au milieu de ce luxe helvète, sur ces sols de marbre ou de moquette grise, les centaines de tableaux pendus aux murs jetaient des lumières, éclaboussaient tout.
Konrad s’amusait à nous faire les honneurs :
« Vous êtes ici chez un anarchiste. Un poseur de bombes, un intrus. La terre à ceux qui la travaillent c’était déjà gros, mais alors imaginez : les œuvres d’art aux spécialistes, le beau à ceux qui s’y connaissent ? Où irait-on ? »
La neige tenait. Nous parcourûmes des salons pleins d’ennuyeux meubles du Moyen Âge, de bibelots « haute époque » en majolique et en étain, de baies vitrées sans jolie vue, mais où s’affichaient dans le désordre un Piero délia Francesca, une sainte par Caravage, des Botticelli inconnus de nous, six Rembrandt dont au moins trois étaient toujours catalogués comme autographes par le « Rembrandt Research Project », une suite des saisons par Fragonard, toute l’Italie, la Hollande que nous aimions, l’Espagne de Zurbaran et de Goya : ces fragments de continents perdus sortaient de l’ombre, éclairés par la neige. Un vertige d’insolation nous obligea à nous asseoir. Face à nous, une jeune fille en profil perdu, dans un intérieur de Vermeer, nous fit penser à Jeanne.
Son visage, dans notre mémoire incertaine, ressembla un instant à celui de cette jeune Hollandaise en robe jaune bordée de fourrure.
Konrad nous montra notre chambre.
« La porte du bout, c’est la salle d’escrime, si le cœur vous en dit, je sais que c’est votre sport, vous trouverez des tenues blanches et des masques. Sinon, les lits sont excellents. »
Il avait téléphoné de Pise : sur le mur, face au baldaquin, nous reconnûmes la Madone à l’orange, l’original cette fois. Nous avions honte, nous qui avions été si brillants au concours des conservateurs, de nous être laissé abuser par le faux exposé à Florence. Nous plongions, une fois la porte refermée, dans les couleurs de la peinture de Cima da Conegliano, les reflets du vernis, les craquelures en petites écailles qui ne respectaient rien, ni les lignes, ni les volumes, ni les ombres. Vite, au lit !
« C’est vous deux, avouez, qui avez tout manigancé, hein ! Les coupables sont à cette table ! »
Konrad, enjoué, nous accusait dès l’heure du petit déjeuner.
« Quelles têtes ! Vous auriez pu dormir quand même, c’était permis cette fois. Jeanne sera libérée dès que sept toiles auront été remises aux ravisseurs. Il faut déposer les tableaux dans la maison des Bagenfeld en Normandie, un coin très isolé, avec des forêts, des grottes et la mer pas loin, pas facile à contrôler. Quelque part entre Avranches et Granville, pas loin du Mont-Saint-Michel. Maher a reçu une lettre ce matin. Une lettre manuscrite, c’est incroyable ! La liste des sept chefs-d’œuvre commence par votre bonne Vierge, regardez. »
Il nous montra un papier ordinaire avec à l’encre noire, d’une écriture appliquée :
« Cima da Conegliano, Madone à l’orange
Watteau, Halte de cavaliers
Caravage, Sainte Catherine
Anonyme florentin, scène de bataille
Carpaccio, Saint Georges
Attribué à Arcimboldo, Monstre marin
Greco, Saint Jean l’Evangéliste »
Cette liste n’aurait pas déparé le fonds d’un grand musée. Konrad s’en moquait, l’art ne le touchait pas. Pour lui c’était « décoratif », il imaginait, en reprenant du café, combien d’aspirateurs Bagenfeld cela avait pu représenter, entre les années vingt, les premiers traîneaux, et les années cinquante, l’âge d’or des sacs en papier jetable. Konrad ne s’intéressait qu’à sa centaine d’amis intimes. Il était sincère avec tous. Gentil, il demandait pardon pour les millions de son père, pour son titre héréditaire de prince du Saint Empire romain germanique et pour sa tête à claques. Il souriait en nous regardant tremper nos tartines.
« L’art aurait dû rester la spécialité des amateurs, les œuvres demeurer la propriété de leurs commanditaires : le premier à s’être imaginé que cela pouvait valoir plus d’argent à la revente qu’à l’achat est un criminel.
— Mais Konrad, à l’époque des commanditaires, un Caravage c’était déjà une fortune. Ce qui a changé, c’est que les prix ont trop monté. Ceux qui connaissent l’art sont des espèces de clochards à côté de ceux qui possèdent les œuvres. Maher semble une exception. Un riche savant, c’est rare. Tant que tout ne sera pas dans les musées, démonétisé, livré aux chercheurs… »
« Riche savant », c’était vite dit. Nous avions lu les pires choses sur Maher.
« Maher, s’exclama Konrad, c’est un érudit ! À dix-neuf ans, il ne parle bien que le français, sait à peine faire une division, n’a jamais su ni physique ni chimie, mais il a déjà publié trois articles qui ont suffi à mettre en charpie l’attribution que Berenson avait fait d’un tableau d’autel à Sassetta — un tableau dont un morceau est à Sienne, un à New York, le dernier dans la salle de bains du second, vous verrez. Il réattribue les œuvres, a découvert un nouvel Ingres, le mois dernier ; il sait tout, il a tout vu partout, tous les musées du monde et leurs réserves, vous récite par cœur l’histoire des collections, connaît la sienne sur le bout des doigts ; il retient l’origine de chaque œuvre, les mains par lesquelles elle a passé, tout. Il n’oublie rien de ce qu’il a vu ; à trop haute dose, c’est une maladie vous savez, les psychiatres appellent cela l’hypermnésie. Limitée au domaine artistique, c’est un atout. Il a notre âge, enfin le vôtre, je vais avoir trente-huit ans ! Et tout le monde sait déjà qu’il sera le plus grand historien d’art que l’on connaisse. Un phénomène comme il s’en produit un par siècle : un œil, une mémoire, une intelligence, et l’amour, qui fait vivre ces choses mortes !
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