— Descends, m’ordonne Mejda.
— Mais…
— Barre-toi ! hurle-t-elle.
— Où on est ?
— Puisque tu n’es même pas capable de bosser, je ne veux plus de toi. Tu descends de cette voiture et tu te casses.
En regardant autour de moi, je distingue une sorte de terrain vague, des usines abandonnées, des épaves de voitures.
— Allez, fous le camp !
Mejda descend, ouvre ma portière puis m’attrape par le bras pour m’obliger à quitter la Clio. Quand je suis dehors, elle me pousse dans l’inconnu.
— Vous n’allez pas me laisser ici ! dis-je avec des sanglots dans la voix.
— T’avais qu’à me montrer un peu plus de respect ! T’auras qu’à faire le trottoir, petite pute !
Le froid, glacial, me saisit de toutes parts. La panique me tombe dessus. Mejda se rassoit derrière le volant et met le contact. Alors, je me jette sur la voiture et tape sur les vitres.
— S’il vous plaît, madame ! Ne me laissez pas ici !
La Clio avance doucement, je la suis. Elle accélère, je lui cours après en hurlant et finis par tomber dans une flaque d’eau sale.
La voiture s’arrête et Mejda en descend à nouveau. Elle me toise de toute sa hauteur. Je suis à genoux dans l’eau glacée, le visage en larmes.
— Qu’est-ce qui se passe, Tama ? Tu veux rester avec moi ?
— Ne me laissez pas ici !
— Et pourquoi je continuerais à m’occuper de toi, hein ?
Mon instinct me dicte de l’implorer. Parce que je crois que c’est ce qu’elle attend. Ce qu’elle espère.
— S’il vous plaît, madame… je vous en prie, ne me laissez pas ici ! Je vous en supplie…
Elle sourit et repart vers sa voiture. Elle ouvre le coffre, y récupère une vieille couverture qu’elle jette sur la banquette arrière. Puis elle laisse la portière ouverte et attend, bras croisés. Alors, dans un effort titanesque, je me remets debout et reprends ma place.
— T’as pas intérêt à salir le siège ! T’as compris ?
— Oui, madame…
Le trajet me paraît interminable. Je tremble de froid et ne dors plus.
Seconde après seconde, je me dis que j’aurais dû m’enfuir. Je me dis que j’ai été terriblement lâche. Marguerite ne serait pas fière de moi.
Mais de ce monde hostile, je ne connais rien. Je n’ai personne chez qui aller, personne à appeler. Qu’aurais-je fait, dehors, en pleine nuit ?
Je suis faible, je le sais.
Sinon, je ne serais pas une esclave… on me l’a si souvent répété.
Nous arrivons et montons au cinquième étage. Mejda claque la porte et met les clefs dans la poche de son pantalon.
Soudain, je réalise que si elle ne m’a pas frappée hier soir ou ce matin, c’était pour que je sois en état de travailler aujourd’hui. Pour qu’elle puisse encaisser l’argent des Benhima et celui de l’entreprise.
À peine ai-je pris conscience de l’évidence que je reçois un violent choc dans la nuque. Je m’effondre par terre et n’ai même pas la force de me relever.
Samedi matin, il est 5 h 30. Le week-end peut commencer…
À coups de pied, Mejda entame la danse. Je me protège comme je peux, mais n’arrive pas à échapper à la haine qu’elle retient depuis plus de vingt-quatre heures. Elle attrape la planche à découper et continue à déverser sa rage sur mon corps exsangue.
— T’as fait exprès de te faire virer par les Cara-Santos pour me faire chier ! hurle-t-elle. Allez, avoue !
Alors, j’avoue. J’avouerais n’importe quoi, de toute façon. N’importe quel forfait, n’importe quel crime.
— Je le savais ! exulte Mejda.
Les coups cessent enfin.
Le sang coule de mon nez, j’en ai plein la bouche.
Il coule de mon front, j’en ai plein les yeux.
Mejda m’attrape par les cheveux, relève ma tête.
— Tu veux que je te foute sur le trottoir ? Que je t’abandonne au bord d’une route, comme un clébard ?
— Non ! réponds-je entre deux sanglots.
— Non ?!
Elle pose sa chaussure sur ma main gauche, l’écrase de tout son poids comme si elle voulait l’enfoncer dans le sol. Je hurle de douleur. Un hurlement pathétique. Puis c’est un nouveau coup de pied dans le dos. Deuxième hurlement qui finit de briser mes cordes vocales. Alors, face à mon silence, Mejda boit un verre d’eau en me regardant agoniser. Puis elle me déshabille entièrement et je ne peux l’en empêcher. Le peu d’énergie vitale qui subsiste en moi me sert seulement à survivre à ce cauchemar.
— Tu voudrais que je t’achève, c’est ça ? Mais non, je ne vais pas te tuer, ma petite chérie ! dit-elle. Tu vas vivre et continuer à bosser pour moi !
— Oui, murmuré-je.
— Et, désormais, tu vas être bien sage !
— Oui, madame…
Je suis prête à dire amen à tout. Dès qu’elle aura vidé ses sacs à venin, je pourrai enfin dormir. Et je ne souhaite que ça. Dormir.
Mais elle, n’a pas l’air d’avoir sommeil.
— Debout ! ordonne-t-elle.
Je me mets à quatre pattes et, m’aidant d’une chaise, parviens à me relever. Je tremble, nue face à mon bourreau. J’ai du mal à respirer, elle a dû me casser un doigt et une côte. Au moins une.
Que va-t-elle me faire, encore ? Quel supplice a-t-elle imaginé pour moi ?
Il va bien falloir qu’elle aille se coucher. Alors, je garde espoir.
Dormir, même si c’est par terre. Même si c’est nue sur le balcon.
Elle me pousse jusqu’à la loggia, m’ordonne de m’allonger sur le ventre. J’obéis ; inutile de lutter. Je n’en ai plus le courage.
Je n’ai plus rien, d’ailleurs.
Elle récupère un gros rouleau de scotch sur l’étagère. Visiblement, elle avait tout prévu. Avait minutieusement préparé sa vengeance au moment où elle a su qu’Izri ne viendrait pas. Avant même d’apprendre que j’étais virée par cette salope de Cara-Santos.
Elle attache mes poignets, puis mes chevilles. Je me recroqueville contre le mur en espérant qu’elle va s’arrêter là.
— Tu as sommeil, Tama ? demande-t-elle.
Je préfère ne pas répondre. De toute façon, je n’ai plus assez de force pour parler. Juste assez pour respirer.
C’est alors qu’elle se met à chanter.
Il faudrait, je crois
Pour te rendre sage
Un manteau de soie
De jolis corsages…
Elle attrape un seau, le remplit d’eau froide et me le jette en pleine face. Je n’ai même pas crié, mais mon cœur s’est arrêté quelques secondes. Au deuxième seau d’eau glacée, j’émets une sorte de gémissement tragique.
Tu voudrais des roses
À ton clair béguin
Des bijoux d’or fin
Et mille autres choses…
Ensuite, elle récupère une boîte de conserve vide dans la poubelle et la place à l’envers juste sous le robinet. Bras croisés, elle attend. Quelques instants plus tard, la première goutte tombe sur la boîte en fer.
— Parfait ! dit-elle. Je vais me coucher… Bonne nuit, ma poupée !
Ma poupée chérie
Ne veut pas dormir
Ferme tes doux yeux
Tes yeux de saphir
Petit ange d’or
Tu me fais souffrir
Dors poupée, dors, dors
Ou je vais mourir…
La lumière s’éteint, la porte claque, mes paupières tombent. La douleur embrase mon corps, je ne peux pas m’allonger dans l’eau froide, suis obligée de rester assise. Pourtant, je suis sur le point de sombrer. Si ce n’est pas dans les bras de Morphée, ce sera dans le coma.
La deuxième goutte s’abat sur la boîte. Je sursaute, mes paupières s’ouvrent. C’est comme si on venait de me perforer l’os frontal avec un pic à glace.
Читать дальше