— Bon, ça y est, t’as fini ? s’égosille Adam avec sa voix ridicule. Tu vas me le chercher ce putain de kimono ?
— Si tu y étais allé toi-même, tu aurais gagné du temps ! répond-elle avec un sourire narquois.
— Ta mère la pute ! lui crache-t-il au visage. Ta mère la pute !
Il la nargue avec son détestable sourire.
— Ma mère n’était pas une pute, répond Tama. C’était une sainte.
— Ta mère, je la nique !
Le bras de Tama se déplie d’un seul coup. Une gifle retentissante qui résonne dans toute la maison.
Tama est assise par terre, dans l’entrée. Mejda ne va plus tarder et elle appréhende le moment où elle apprendra que M me Cara-Santos a décidé de la virer.
Lorsqu’elle se présente à la porte, Marie-Violette ne mâche pas ses mots. Elle hurle que Tama a osé frapper son fils, qu’elle est dangereuse et qu’elle refuse désormais de lui confier la garde de ses enfants. Elle termine sa diatribe en précisant qu’elle ne veut plus jamais voir Mejda ni Tama. Et qu’elle ne versera pas les soixante euros.
Quand la voiture démarre, Tama sait où elle la conduit.
En enfer, une fois de plus.
Alors, elle songe que ça doit être là qu’est sa place.
Sa vraie place.
Dans la voiture, Mejda ne dit rien, ne l’insulte même pas. Elle l’emmène directement à l’entreprise et Tama se met au travail tandis que le Crapaud s’allonge sur le divan du bureau. Épuisée, Tama peine à la tâche. Comme son estomac crie famine, elle fouille plusieurs tiroirs à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Enfin, elle dégote une barre chocolatée qu’elle avale en deux bouchées. Ça apaise un peu ses vertiges et elle reprend ses travaux forcés.
À 4 heures du matin, le réveil de Mejda sonne. Elle descend rejoindre son esclave au rez-de-chaussée au moment où elle termine le dernier bureau.
Elles remontent dans la voiture et prennent la route. Tama s’endort dès le premier kilomètre. Quand le moteur s’arrête, elle sursaute et détache sa ceinture. Elles grimpent jusqu’à l’appartement, Tama s’attend au pire.
Dès qu’elle a verrouillé la porte, Mejda vient se coller contre elle.
— Tu l’as fait exprès, hein petite conne ?
Tama ne répond rien. Car elle ne sait pas. Peut-être bien que oui, après tout.
— Et les soixante euros par semaine, c’est toi qui vas me les donner ?
Là encore, elle garde le silence.
— Non ? Alors, à quoi tu sers ?… À rien ! Tu vas me le payer, prévient-elle. Fais-moi couler un bain.
Pendant qu’elle se déshabille, Tama s’exécute. Le Crapaud se plonge dans la baignoire, tandis que Tama est obligée de rester à genoux près du lavabo, mains derrière la nuque.
Si c’est son unique punition, elle s’en sort à moindres frais.
Ses paupières se ferment, elle tombe de sommeil. Mais chaque fois qu’elle vacille, Mejda la réveille en lui hurlant dessus.
À 5 h 30, Mejda sort enfin de la baignoire et demande à Tama de la nettoyer. Une fois encore, la jeune fille obéit. Quand elle a terminé, Mejda exige un thé à la menthe.
Tama comprend qu’elle ne dormira pas cette nuit.
Pendant qu’elle sirote son breuvage, Mejda lui balance :
— J’ai appelé Izri, aujourd’hui. Il m’a dit que ce week-end, il ne pouvait pas passer parce qu’il est en déplacement.
Menace à peine voilée…
* * *
Après cette nuit sans sommeil, j’arrive chez les Benhima. Comme je n’ai pas eu le droit de prendre mon petit déjeuner, je meurs de faim. Mais, contrairement à d’habitude, Mejda reste avec moi. Elle s’affale dans le canapé et me surveille. Impossible de dormir, ne serait-ce qu’un quart d’heure. Impossible de piquer la moindre nourriture dans un placard ou dans le frigo.
Je suis en train d’enlever la poussière dans le salon tandis que le Crapaud regarde un film à la télé. Soudain, elle baisse le son.
— Ton père m’a envoyé cent euros, m’annonce-t-elle. Je les ai reçus il y a trois jours…
Cent euros. Pour mon père, ça représente beaucoup. Je ferme les yeux en songeant aux sacrifices qu’il a dû faire pour filer autant d’argent à cette saleté.
— J’imagine qu’il a dû s’endetter ! raille-t-elle. Et il va être bien triste en apprenant la mauvaise nouvelle…
Je la dévisage férocement.
— Quelle mauvaise nouvelle ?
— Je lui ai préparé une réponse, dit-elle. Une lettre où je lui annonce que tu t’es fait engrosser par un garçon de la cité. Et que je vais utiliser l’argent pour t’aider à avorter.
— Mais vous n’avez pas le droit de lui dire des choses pareilles ! hurlé-je.
— Trop tard ! La lettre est partie ce matin…
Pour me prouver qu’elle ne raconte pas de salades, elle extirpe deux feuilles de son sac.
— Je te l’ai photocopiée pour que tu puisses la garder en souvenir !
Elle me la jette en pleine figure, je reste pétrifiée tandis qu’elle arbore un sourire cynique.
— Je pense que ton père va faire une attaque ! Et s’il survit à la nouvelle, tu peux être sûre qu’il ne voudra plus jamais te revoir. Pour lui, maintenant, tu n’es qu’une petite traînée qui ne mérite même plus de vivre…
Je m’approche, les poings serrés. J’essaie de la gifler mais je n’ai quasiment plus de forces. Elle stoppe mon bras sans aucune difficulté avant de me tordre le poignet. Puis elle me repousse si violemment que je tombe en arrière et heurte la table en bois massif. Alors que je suis par terre, elle pose son pied sur mon visage, appuyant de tout son poids sur ma joue.
— Finis de nettoyer cet appartement, raclure. Sinon, je t’écrase comme une merde.
Elle enlève son pied et je peine à me remettre debout. Ce n’est pas le moment d’engager le combat, alors qu’à chaque seconde, je risque de m’écrouler. Je ramasse la lettre, la mets dans la poche de ma blouse et reprends mon travail. Mes mains tremblent, les larmes coulent sur mon visage chauffé à blanc.
Quand mon père lira cette lettre, il me reniera. À jamais.
Vers midi, Mejda se confectionne un sandwich tandis que je continue mon labeur. Elle le déguste devant moi, mettant des miettes partout alors que je viens de passer l’aspirateur dans l’appartement.
L’après-midi me semble durer un siècle. Mes gestes sont imprécis, ma colonne vertébrale me fait un mal de chien. Je suis au bord de l’épuisement, de l’évanouissement.
Enfin, vers 19 heures, M me Benhima rentre du travail et paie Mejda.
Alors, nous partons en direction de l’entreprise et, pendant le trajet, je m’endors sur la banquette arrière.
Pause de courte durée.
Il me reste une trentaine de bureaux à nettoyer. Avec mon estomac toujours vide et mon manque de sommeil. Avec mon dos qui menace de se briser en morceaux. Avec mes mains pleines de crevasses et ma tête qui déborde de chagrin, de rancœur.
Plusieurs fois au cours de la nuit, je manque de perdre connaissance. Mais, dopée par la haine, Mejda veille. Appuyée au garde-corps de la coursive du premier étage, elle épie chacun de mes gestes. Vers 2 heures du matin, mes jambes me trahissent et je m’effondre contre une porte. Mejda accourt aussitôt et me relève en me tirant par les cheveux.
— Allez, feignasse ! Termine de nettoyer toute cette merde que je puisse aller me coucher !
Nous quittons l’entreprise à 4 h 30 du matin. Il faut que Mejda me pousse jusqu’à la Clio car je n’arrive plus à marcher. Dès que je suis sur la banquette arrière, je boucle ma ceinture et ferme les yeux. Je m’endors aussitôt.
Quand le bruit du moteur s’arrête, je me réveille en sursaut et déboucle ma ceinture. Je suis dans une sorte d’état second et mets quelques instants à m’apercevoir que la voiture est stoppée au milieu de nulle part.
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