— C’est Mejda qui m’a emmenée. Mais je ne sais pas où on est !
Tama referme les yeux et serre la main de Jouweria.
— En enfer, chuchote-t-elle. On est en enfer…
* * *
Une nuit sans cris, sans tumulte, sans rumeur.
Izri ne trouve pas le sommeil.
En plein cœur du silence, les questions se font assourdissantes. Les questions, les doutes et les douleurs.
Tama, Manu.
Izri allume la lampe et attrape une photo posée sur la table de chevet.
Le portrait de Tama.
C’est plus fort que lui, plus fort que tout.
Elle est sans doute en train de dormir avec un autre homme et cette idée est intolérable. Le couteau planté entre ses omoplates tourne, encore et encore, dans une plaie déjà profonde.
Il lui en veut, lui en voudra jusqu’à la mort.
Il s’en veut, s’en voudra jusqu’à la mort.
Elle lui fait payer sa violence, mais le prix est trop élevé. Il n’a pas mérité pareil châtiment. Il n’a pas mérité qu’elle le trahisse au moment où il avait déjà un genou à terre.
Impardonnable, Tama.
Inconsolable, Izri.
Gabriel avait repris le volant du 4 × 4. Paupières closes, le crâne enfoncé contre l’appuie-tête, Tayri pleurait en silence.
Elle revivait sa vie, son passé. Et de toute évidence, il n’était pas particulièrement joyeux.
Gabriel gara le pick-up devant la maison et ouvrit la portière côté passager. Il tendit la main à la jeune femme pour l’aider à descendre. Tout juste si elle tenait encore debout. Il l’accompagna à l’intérieur, verrouilla la porte et ferma les volets. Puis, avec un seul bras, il alluma le feu dans la cheminée pour réchauffer son invitée qui continuait à pleurer sur le canapé.
Il vint s’asseoir à côté d’elle, lui présenta un cognac.
— Je ne bois jamais d’alcool, fit-elle.
Il reposa le verre sur la table basse, lui tendit un kleenex.
— Tu veux me raconter ? demanda-t-il en allumant une cigarette.
— Je ne sais pas par où commencer…
— C’est toi qui décides. Moi, je suis prêt à t’écouter toute la nuit si tu veux…
Elle tordait ses mains l’une dans l’autre, essuya une nouvelle tempête de larmes.
— Après m’avoir achetée, Mejda m’a emmenée en France. Quand je suis arrivée, j’avais huit ans. Elle m’a placée dans une famille…
— Une famille ?
— Oui. Elle m’a revendue à cette famille.
— Je ne comprends pas, avoua Gabriel.
— Je… J’étais leur esclave. Je m’occupais des enfants, du ménage, de la cuisine, de la lessive. Je m’occupais de tout…
— À huit ans ? s’étrangla Gabriel.
Elle hocha la tête et avala finalement le contenu du verre à liqueur. Elle fit une grimace avant d’être secouée par un frisson.
— C’est fort !
— T’en veux un autre ?
— Je veux bien…
Il lui resservit un fond de cognac, alluma une nouvelle cigarette.
— Je suis restée chez eux plusieurs années… Je… Je dormais par terre, je mangeais les restes. Je n’avais pas le droit de sortir, pas le droit d’aller à l’école.
Le visage de Gabriel accusa le coup.
— Tu n’as pas essayé de t’enfuir ?
— Je n’avais pas de papiers, ils m’avaient dit que si la police me trouvait, elle me jetterait en prison. Et puis… où j’aurais bien pu aller ?
Au beau milieu de la nuit, Izri ouvre les yeux. Tout est calme. Pourtant, il éprouve un sentiment étrange. Quelque chose n’est pas normal.
Une présence, une odeur, une angoisse.
Il pose la main sur la crosse de son Glock, appuie sur l’interrupteur. Quand la lumière jaillit du plafonnier, il pousse un hurlement.
Darqawi se tient debout, au pied du lit. Son visage est celui d’un cadavre aux chairs pourries. Sa bouche édentée lui sourit.
— Je suis toujours là, Izri… Viens me tuer. Allez viens, mon fils…
Izri saisit son arme, sa main tremble. Il réussit à presser la détente et vide le chargeur.
— Je suis toujours là, Izri… Viens me tuer. Allez viens, mon fils…
* * *
Elles sont serrées l’une contre l’autre, adossées à la poutre. Un gilet pour deux, mieux que rien.
La nuit est longue, demain sera terrible.
Mais Tama ne s’attendait pas à avoir de la compagnie. Elle ne s’attendait pas à trouver le moindre réconfort dans cette remise.
En une heure, elle a raconté sa vie à cette jeune inconnue. Mejda, Sefana, Charandon, Vadim, Marguerite, Izri, Manu, la prison, Greg… Elle ne pensait pas que se confier la soulagerait ainsi. Partager son fardeau, trouver une âme attentive et bienveillante, elle ne l’espérait plus.
— À toi, maintenant, chuchote Tama. Raconte-moi…
Jouweria prend la main de Tama dans la sienne, la serre très fort.
— Mejda est venue me chercher quand j’avais huit ans. D’après ce que tu m’as dit, c’était un an et demi avant toi… Mon histoire ressemble à la tienne.
— Normal, puisqu’on a la même ennemie, murmure Tama.
Elle parle à voix basse comme si Mejda se trouvait de l’autre côté de la porte de cette maudite remise.
— Mes parents étaient très pauvres, continue Jouweria. J’avais deux frères et une petite sœur. Alors, ils m’ont vendue à cette femme. Ils m’ont dit qu’en France, je pourrais aller à l’école, que j’aurais un avenir meilleur qu’au pays… Tu parles !
— Ils y croyaient, espère Tama. Je suis sûre qu’ils croyaient faire le bon choix pour toi.
— Peut-être… Quand on est arrivées à Paris, Mejda m’a gardée chez elle trois jours. J’ai croisé Izri. Je me souviens de lui…
Tama ferme les yeux une seconde.
— Mais il était très jeune, il devait avoir douze ans. Ensuite, elle m’a accompagnée dans une famille qui vivait en banlieue. Une famille franco-marocaine, comme celle où tu es tombée. La famille Lefort. Le père s’appelait Romain, la mère c’était Aya. Ils avaient deux gamins, elle attendait le troisième.
— Tu dormais où ?
— Dans un petit espace sous l’escalier, une sorte de placard avec une porte. Ils m’ont installée là… J’ai eu plus de chance que toi parce que j’avais un vrai matelas posé sur le sol et un duvet. Comme toi, je mangeais les restes. Et je faisais tout dans la maison.
— Ils te frappaient ?
— Rarement. J’ai reçu quelques gifles, mais je n’ai pas eu à subir ce que tu as subi… Je ne peux pas dire qu’ils m’ont maltraitée. Je n’existais pas vraiment. J’étais comme un meuble…
— Une chose, renchérit Tama. Même pas un animal…
— C’est ça, oui.
— Continue, prie Tama en réprimant ses claquements de dents.
— Je suis restée chez eux jusqu’à mes seize ans. Et puis le père Lefort a eu un poste outre-mer et la famille a décidé de me rendre à Mejda… Le jour où elle est venue me chercher, j’ai eu l’impression d’être arrachée à ma vraie famille.
— Je sais… Quand j’ai quitté les Charandon, j’ai eu la même impression. Malgré tout le mal qu’ils m’avaient fait.
— Surtout que… Yann et moi, on était…
— C’est qui Yann ? interroge Tama.
— Le fils aîné des Lefort. Il avait un an de plus que moi et on était amoureux. Mais… on avait l’impression de faire quelque chose d’interdit, comme si on était frère et sœur, tu comprends ?
— Vous avez couché ensemble ?
— Non, juste flirté ! On était tristes quand il a fallu se séparer. Mejda m’a récupérée et elle m’a emmenée chez les Charandon.
— Quoi ? s’écrie Tama.
— C’est moi qui t’ai remplacée, Tama. Je te connais depuis longtemps. Parce que Vadim m’a souvent parlé de toi… Chaque jour, il pleurait parce que tu étais partie. Chaque jour, il te réclamait…
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