— Et voilà, dit-il en se redressant. Voilà le coupable…
Il tenait dans sa main un petit boîtier noir muni d’un gros aimant.
— C’est quoi ? demanda Tayri.
— Un traceur GPS antivol, expliqua Gabriel. Si on te pique la bagnole, ça te permet de la géolocaliser à distance grâce à un simple smartphone.
— Merde…
Gabriel replaça le traceur où il l’avait trouvé puis ils retournèrent à l’intérieur. Sur la table de salle à manger, les effets personnels des tueurs. Portefeuilles, téléphones, clefs… Gabriel détailla les papiers d’identité et tenta d’en savoir plus grâce aux téléphones. Chacun des agresseurs en avait deux : un smartphone et un portable à carte, intraçable. Ils étaient tous verrouillés.
— Et alors, on va faire quoi ? s’inquiéta la jeune femme.
— Soit le propriétaire de la voiture fait partie des trois macchabées qui sont dans le coffre et on est tranquilles, soit il a envoyé des hommes de main et il pourrait nous en envoyer d’autres. Tu es sûre que tu ne reconnais pas un de ces types ?
— Je ne peux pas en être certaine, mais aucun de ces visages ne me parle…
— Alors, il faut s’attendre à avoir encore de la visite.
— Je dois partir, murmura Tayri. Je n’ai pas le droit de vous mettre en danger comme ça…
— Arrête tes conneries, ordonna Gabriel. Il est hors de question que tu partes, de toute façon.
— Et quoi ? Vous allez me garder prisonnière ici toute la vie ? s’écria-t-elle soudain.
Il s’approcha, la fixant dans les yeux, et elle regretta instantanément d’avoir élevé la voix.
— Pourquoi pas ? Fallait te tirer quand tu en avais l’occasion, Tayri. Maintenant, c’est trop tard.
Elle tomba sur une chaise, retenant ses larmes.
— Pas la peine de t’asseoir, on a du boulot, lui rappela Gabriel. Il faut nettoyer tout ce merdier.
Il mit en marche la chaîne hi-fi.
— Et on va faire le ménage en musique, précisa-t-il. Suite pour violoncelle de Bach…
* * *
À la nuit tombée, la maison était propre. Plus de sang sur le carrelage, plus de traces du carnage. Tayri était épuisée, Gabriel aussi. Il souffrait comme un martyr à cause de sa blessure, même s’il tentait de ne rien laisser paraître.
Tayri entendait encore la musique de Bach résonner dans sa tête, mais rien de nouveau ne lui était apparu. Son cerveau était toujours sens dessus dessous.
— La journée n’est pas finie, annonça Gabriel. Il va falloir passer aux choses sérieuses, maintenant.
Ils se rhabillèrent comme le matin avant de quitter la maison. Le brouillard persistait, doublé d’une sorte de crachin glacé. Tayri s’installa derrière le volant du pick-up et Gabriel lui montra deux ou trois choses, visiblement un peu inquiet.
— Essaie de ne pas planter ma bagnole dans un arbre, grogna-t-il.
Il grimpa dans la BMW et prit la tête de l’étrange cortège. Ils redescendirent sur la nationale et suivirent la direction de Florac. Ils traversèrent le bourg ankylosé par le froid, par des rues parfois étroites. Tayri commençait tout juste à apprivoiser la conduite de cet énorme engin et n’était pas spécialement à l’aise.
Un instant, elle avait songé à bifurquer sur la nationale mais s’était ravisée. Gabriel conduisait bien mieux qu’elle et se trouvait au volant d’une voiture largement plus puissante que la sienne. Il aurait vite fait de la rattraper, aucun doute.
Et puis pourquoi fuir alors que, visiblement, des tueurs étaient à ses trousses ?
Si un homme était capable de la protéger, c’était bien Gabriel.
Ils s’engagèrent sur une petite route qui montait en pente raide. L’obscurité, le brouillard, les lacets… Tayri tâcha de se concentrer au maximum, de ne pas se laisser distraire par les souvenirs qui livraient bataille pour s’imposer dans son esprit exténué.
Un visage revenait la hanter depuis qu’ils avaient quitté la maison. Le visage d’une jeune femme.
La route lui parut aussi interminable que dangereuse. Enfin, les deux véhicules débouchèrent sur un immense plateau et la route traça de longues lignes droites au milieu d’étendues désertiques. Ici, plus de brume. De vieilles clôtures faites de piquets de bois hors d’âge délimitaient des pâturages vides où résistait un peu de neige. De temps en temps, une bâtisse en pierre grise surgissait dans la lumière des phares. Parfois encore, la bande étroite de goudron traversait de sombres parcelles de pins sur plusieurs centaines de mètres.
Tayri avait l’impression d’être au bout du monde.
Elle vit la BMW s’engager sur une piste en terre et la suivit. Chemin boueux, caillouteux, creusé d’ornières où la berline avait des difficultés à avancer. Dix minutes plus tard, ils s’arrêtèrent et Tayri descendit. Ses bras et ses jambes étaient raides, ses muscles contractés à l’extrême. Un vent violent balayait la nuit et elle enfonça un peu plus le bonnet sur son crâne.
— Bienvenue sur le causse Méjean, lui dit Gabriel. Aide-moi.
Ils récupérèrent plusieurs bidons d’essence dans la benne du pick-up et aspergèrent l’intérieur et la carrosserie de la BMW, ainsi que les trois cadavres qui dormaient dans son coffre. Gabriel prit un feu à main dans son 4 × 4, retira la goupille et le lança dans la voiture dont les portières étaient restées ouvertes. Grâce à la fusée de détresse incandescente, le véhicule prit feu rapidement et les deux pyromanes reculèrent davantage. Ils regardèrent brûler la voiture pendant quelques minutes puis Gabriel décida qu’il était temps de reprendre la route.
— Tu viens ?
Tayri était comme hypnotisée par ce spectacle macabre, le reflet des flammes dansait au fond de ses yeux.
— Tu viens ? répéta Gabriel.
Il la saisit par le bras, la reconduisit jusqu’au pick-up.
— Allez monte, ordonna-t-il.
Elle grimpa sur le siège passager, il prit le volant. Ils parcoururent la piste dans l’autre sens et Tayri se retourna pour voir une dernière fois la vive lumière dégagée par la voiture en feu.
Désormais, elle était la complice de cet homme.
— Maintenant, je suis une criminelle, murmura-t-elle.
— Exact.
Le visage de Gabriel était crispé par la douleur et elle lui proposa de conduire. Ils échangèrent leurs places et Tayri se concentra à nouveau sur la route. Mais trois minutes plus tard, elle freina violemment.
— Eh ! gueula Gabriel. Qu’est-ce qui te prend ?
Elle fixait le pare-brise, la respiration courte.
— Tayri ?
— Tama, murmura-t-elle. Tama…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Tama ! s’écria-t-elle.
Elle se mit soudain à pleurer, incapable de prononcer un mot de plus.
Quand les paupières de Tama se soulèvent, il fait nuit. La pâle clarté d’un lampadaire dispense une maigre lumière dans la remise.
Sa tête ne touche plus le sol, elle n’a plus froid. Elle comprend alors que sa nuque est posée sur les cuisses de quelqu’un.
Quelqu’un qui lui tient la main.
Son corps est recouvert par un morceau de laine, peut-être un pull ou un gilet. Elle distingue une silhouette penchée sur elle.
Une femme l’observe, mais ce n’est pas sa mère. Tama hurle.
— Ne crie pas, prie l’inconnue. N’aie pas peur… Je ne te veux aucun mal.
Les yeux de Tama s’habituent à l’obscurité et elle aperçoit un sourire. Qui n’a rien de cruel, de malsain ni de vicieux.
Un sourire, un vrai. Sur le visage d’une jeune femme dont le regard déborde de peur.
— Qui es-tu ? parvient-elle à murmurer.
— Je m’appelle Jouweria. Et toi ?
— Tama… Qu’est-ce que… tu fais ici ?
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