Il ferme les yeux et se positionne le dos bien droit, les pieds à plat sur le sol, les mains sur les genoux. Il s’applique à respirer calmement, sans forcer, en suivant mentalement le parcours de l’air à l’intérieur de lui — ses poumons qui se remplissent, sa poitrine qui se soulève — puis il laisse l’air s’échapper, l’expulse tranquillement, sans effort.
Il fait de même avec les battements de son cœur, entend comment ils varient au rythme de sa respiration. En même temps, il s’ouvre aux sensations extérieures, aux signaux les plus faibles — les ronflements légers de l’occupant de la cellule voisine, la conversation des gardiens dans le bocal, là-bas. Il laisse les émotions, les pensées l’assaillir, note chacune d’elles sur un Post-it mental, puis les autorise à repartir, se concentre sur le moment présent, ses sensations, le ronflement régulier de son voisin : méditation en pleine conscience.
Des pas approchent. Il a la certitude que c’est pour lui. Les pas atteignent sa porte, s’arrêtent. Bingo. Il ne s’est pas trompé : on déverrouille bruyamment sa cage vitrée — ça fait un boucan d’enfer, ces serrures et ces loquets — et on le conduit dans une autre pièce, elle aussi sans fenêtre. Ça doit faire partie du conditionnement : il faut que le gardé à vue comprenne qu’il est un rat dans un labyrinthe avec seulement deux issues — une bonne réponse et c’est la liberté ; une mauvaise, et c’est la case prison. Il aurait dû demander un avocat. Mais non, il connaît ça par cœur. Il pourrait en remontrer à certains flics côté techniques d’interrogatoire. Du reste, l’autre lui a bien dit qu’il pouvait exiger la présence du baveux à tout moment. On verra… Seuls les coupables demandent leur avocat dès la première minute, se dit-il.
Il entre dans la pièce : un comptoir derrière une vitre, sur sa droite, une table avec un ordinateur et un gros appareil qui évoque un distributeur de billets ou une borne d’enregistrement dans un aéroport. On le fait asseoir derrière la vitre. Un type arborant gants bleus et masque chirurgical s’approche et lui enjoint d’ouvrir la bouche, y introduit un écouvillon pour le prélèvement ADN. Puis on le fait avancer jusqu’à l’appareil et il comprend qu’il sert à relever les empreintes digitales. Traces dactylaires, ils appellent ça. Plus de tampon encreur ni de fiche cartonnée. Fini, ce temps-là. D’abord la main complète, puis les doigts un par un, lui explique-t-on. Le tout poliment et uniment. Pas une seule fois on n’élève la voix. On est neutres, professionnels. Assurément, les choses ont changé. Est-ce qu’ils obtiennent des résultats comme ça ? Il en doute. Sauf avec les plus fragiles, bien entendu. D’accord. Ce n’est que le début. Attendons voir… Il pense à Amalia et tout d’un coup son cœur se déchire, se brise en mille morceaux, il a mal à en crever. Qu’on puisse croire un seul instant qu’il aimait Zoé et qu’il a tué Amalia à cause de ça le révulse. Amalia, mon amour, je n’ai jamais aimé que toi . Une larme sur sa joue. Il l’essuie rapidement mais voit que la fliquette de tout à l’heure — qui vient juste de réapparaître —, celle qui ressemble à une punk du temps des Sex Pistols, a surpris son geste. Celle-là, elle a peut-être lu son livre mais elle n’est pas fan de l’auteur. Mais alors, pas du tout.
— Votre femme, vous l’avez connue comment ? s’enquiert Servaz.
Lang le contemple, se demandant visiblement où le flic veut en venir. Il s’apprête à balancer quelque chose de bien senti, mais il se reprend et hausse simplement les sourcils. Frotte ses poignets sur lesquels la fliquette punk a un peu trop serré les menottes pendant le trajet entre l’« en bas » et l’« en haut ». Servaz lui a commandé de les retirer quand ils sont entrés. Il y a, près d’un des pieds de son bureau, une grosse chaîne solide scellée dans le sol. Il se demande si le flic s’en est jamais servi. Il ignore que peu de bureaux en sont équipés et que le policier qui lui fait face n’a jamais vu aucun de ses collègues avoir recours à ce truc médiéval.
— Grâce à ses photos, répond-il finalement.
— Ses photos ?
— Ma femme était photographe quand je l’ai connue.
Le flic hoche la tête pour l’encourager.
— Racontez-moi ça, dit-il tranquillement, comme s’ils avaient la vie devant eux.
Lang fixe la caméra, car tout est filmé désormais, on ne badine pas — puis il se tourne vers Servaz.
— Elle exposait dans une galerie de Toulouse, commence-t-il. C’était il y a cinq ans… Des photos en noir et blanc. J’avais reçu un carton d’invitation. J’en reçois sans arrêt. La plupart du temps, je ne regarde même pas ce qu’il y a dans l’enveloppe, elle part directement à la poubelle. Là, allez savoir pourquoi, je l’ai ouverte. Vous croyez au concept de sérendipité, capitaine ?
— Donc, vous ouvrez cette enveloppe, dit Servaz sans répondre mais en pensant à celle qui doit voyager en ce moment même dans les tuyaux de la poste et qui contient un message à son intention ayant traversé les ans. Vous lisez le carton d’invitation et vous décidez d’y aller. Qu’est-ce qui vous décide ?
— La photo sur le carton.
Il regarde Servaz droit dans les yeux.
— Comme je vous dis, j’ouvre l’enveloppe mécaniquement — je devais penser à autre chose, j’imagine —, je jette un coup d’œil, je ne connais pas l’artiste, je m’apprête à jeter le carton, mais mon regard s’arrête sur la photo. C’est une reproduction minuscule du cliché original, peut-être cinq centimètres sur quatre, je ne sais plus — mais je ressens immédiatement comme un frisson de familiarité, une émotion intense, qui me prend à la gorge. C’est comme une flèche qui aurait atteint sa cible, un missile téléguidé, vous voyez : il y a dans ce cliché quelque chose qui me touche en plein cœur, qui semble s’adresser directement à moi. Et à moi seul … Alors que je ne connais pas cette personne. Sérendipité, capitaine…
— Vous pouvez être un petit peu plus précis concernant cette photo ?
Le flic s’exprime du ton d’un fonctionnaire froid, buté, factuel, au mauvais sens du terme. Est-ce qu’il n’entend pas l’émotion dans sa voix ? Est-ce qu’il ne comprend pas que Lang est en train d’évoquer un des moments les plus importants de sa vie ?
— La scène représentait des ruines comme on en voit dans les films de guerre, dit-il, des tonnes de gravats et de poussière, avec un serpent sombre glissant au milieu des décombres. Je l’ai tout de suite reconnu : un mamba noir. Dès le premier coup d’œil, j’ai compris que c’était une mise en scène. Le serpent apparaissait à travers un trou dans le sol. J’ai supposé qu’Amalia avait complété l’éclairage naturel par une source zénithale, unique et directe, qui pénétrait dans le trou comme une pensée. Et j’ai soupçonné que les gravats eux-mêmes devaient être factices — ils ressemblaient à un décor, ou alors c’était la façon dont elle les avait réagencés. Pourtant, il se dégageait de cette image une force incroyable. Et j’avais la conviction que le serpent était bien vivant et en mouvement au moment où le cliché avait été pris. Il y avait aussi l’ombre d’une croix qui se profilait sur le sol, et qui fendait le trou et le serpent par leur milieu, comme un coup de hache. Amalia avait sans doute placé la croix devant un parapluie. À moins que cette croix fût réelle. Je lui ai posé la question bien plus tard, comme pour beaucoup d’autres aspects mystérieux de ses photos, mais elle n’a jamais voulu me révéler ses secrets de fabrication ; elle disait que si elle le faisait, elles perdraient leur pouvoir sur moi. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, je suis resté un long moment à contempler ce cliché, bouche bée, j’avais la gorge nouée, les larmes aux yeux. J’ai tout de suite pensé : il me faut cette photo .
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