Catherine Larchet était une femme discrète mais qui pouvait faire preuve parfois d’une certaine brusquerie. C’était surtout une travailleuse acharnée : il n’était pas rare de voir de la lumière allumée dans son bureau tard le soir et de tomber sur elle les fins de semaine — et il courait le bruit qu’elle n’avait pas de vie en dehors du boulot. Célibataire, peu portée sur les mondanités (même le jour où le ministre avait passé en revue tous les effectifs dans la cour du SRPJ, elle n’avait pas daigné se montrer et lui avait préféré ses tâches du jour), indépendante, on ne lui connaissait qu’une autre passion : la course à pied, qu’elle pratiquait été comme hiver sur les berges du canal du Midi. Son esprit scientifique et rigoureux mettait souvent à mal les hypothèses des flics de la Criminelle et certains s’en agaçaient, tout en reconnaissant son sérieux et sa fiabilité.
— Qu’est-ce que c’est ? finit-elle par demander en désignant la housse.
Il lui parla de l’affaire de 1993, d’Alice et Ambre vêtues en communiantes et attachées au pied de deux arbres, de la croix autour du cou de l’une d’elles.
Elle l’écouta sans broncher.
— C’était ça, l’urgence ? s’insurgea-t-elle quand il eut fini. Une histoire vieille de vingt-cinq ans ?
— Liée peut-être à l’enquête sur le meurtre de l’épouse d’Erik Lang mercredi, précisa-t-il. Je voudrais qu’on compare les empreintes génétiques qui ont été prélevées sur la scène de crime avec celles que vous trouverez sur ces anciennes pièces à conviction, dit-il en montrant la housse. Toutes les traces ADN trouvées sur la scène de crime, absolument toutes… À l’époque, bien entendu, aucun prélèvement n’avait été effectué sur ces robes. Ni ADN, ni téléphonie mobile, ni caméras de surveillance en ce temps-là. On travaillait à partir d’autres éléments, comme vous le savez.
Il constata qu’il avait réussi à éveiller son intérêt.
— Vous pensez que le meurtrier peut être le même, c’est ça ? À vingt-cinq ans de distance ? Je ne connais pas cette affaire dont vous me parlez… Vous n’aviez pas trouvé le coupable à l’époque ? Vous aviez fait avouer quelqu’un au cours de la… garde à vue ?
Son ton indiquait clairement qu’elle savait comment pouvaient se passer ces choses-là.
— Pas exactement… Quelqu’un qu’on avait relâché s’est désigné comme l’assassin, et il s’est pendu.
— Et vous pensez que ce n’était peut-être pas lui ?
— Je ne veux pas influencer votre jugement, dit-il.
— On n’influence pas des machines, répliqua-t-elle. Ni des codes génétiques. Ce que vous pensez ne changera rien au résultat.
— C’est un monde rassurant que le vôtre, dit-il. Tout y est à sa place.
— Ne croyez pas ça, commandant, répondit-elle. Il reste un paquet de mystères à éclaircir. Les bases biologiques de la conscience, par exemple : on commence à peine à déchiffrer les processus cérébraux. Savez-vous que, quand on a eu fini de séquencer le génome humain, il y a une quinzaine d’années, on s’est aperçu qu’on avait bien moins de gènes que prévu, environ 25 000, à peine plus qu’une plante à fleur ? Alors, comment parviennent-ils à exprimer une telle complexité ? Savez-vous que la matière telle que nous la connaissons, celle qui constitue les étoiles et les galaxies, représente moins de 5 % de l’univers ? En revanche, la « matière noire », dont on ne sait à peu près rien, représente à elle seule près de 30 % de tout ce qui existe. Elle est impossible à détecter par les moyens classiques, car elle ne peut absorber, émettre ou refléter de la lumière. Mais on sait qu’elle est là à cause de ses effets gravitationnels. Et le sida : trente-cinq ans de recherches, des milliards dépensés, vingt-huit millions de morts et toujours pas de vaccin… Savez-vous aussi, commandant, que l’immortalité existe déjà ? Mais oui : chez les hydres, ces minuscules animaux pluricellulaires complexes que l’on trouve sous les feuilles de nénuphar. Les généticiens considèrent que ce polype est immortel, voyez-vous. Et qu’est la durée d’une vie humaine à côté de celle d’un séquoia : 4 000 ans. Vous aimeriez être un séquoia, commandant ?
Comme chaque fois qu’il écoutait Catherine Larchet, Servaz se sentit pris d’un léger vertige. La chef de l’unité bio vivait dans un monde qui n’était pas le sien. Un monde de lois scientifiques, de chiffres, de paradoxes et de mystères à côté desquels leurs enquêtes étaient peu de chose. Car qu’était un meurtre commis par jalousie, cupidité ou stupidité à l’échelle de la science ? Qu’était la mort de deux jeunes filles ? Qu’étaient les romans d’Erik Lang ? Les perspectives qu’offrait chacune de ses digressions étaient infinies et le laissaient, immanquablement, dans un état voisin de la prostration.
— Et vous souhaiteriez ça pour quand ? demanda-t-elle.
— Euh… le plus vite possible.
— Bien entendu.
Ce soir-là, il se replongea dans la lecture d’Erik Lang. Une fois de plus, il sentit les mots de l’écrivain le prendre et l’emporter vers des territoires où régnaient la nuit et le crime. Une fois de plus, le même sentiment de malaise et de fascination mêlés l’étreignit au fil des pages. Dans la bulle de lumière de la lampe, les mots, les scènes, les personnages sortaient du livre et dansaient une ronde autour de lui.
Soudain, il se demanda combien de personnes dans cette ville lisaient en ce moment précis, c’est-à-dire en même temps que lui. Des centaines ? Des milliers ? Et combien regardaient la télévision ou l’écran de leur téléphone ? Infiniment plus, sans aucun doute. Étaient-ils, eux, lecteurs, comme les Indiens d’Amérique au XIX esiècle : menacés d’extinction par une race nouvelle ? Appartenaient-ils à l’ancien monde en train de disparaître ?
Il lut en diagonale trois autres romans sans trouver aucune corrélation et il était près de renoncer quand il souleva la couverture d’un livre intitulé La Mort glacée , paru en 2011. Dès les premières pages, il ralentit sa lecture, tandis que son cœur s’emballait au contraire. Il eut l’impression que les mots eux-mêmes devenaient pulsatiles sur le papier… Car ce qu’il lisait, cette fois, le concernait .
Il ferma les yeux, vit un homme qui se tenait dans l’ombre et se riait de lui — son grand rire explosait dans son esprit et rebondissait sur les parois de son crâne —, un homme arrogant et machiavélique : un homme au sourire factice. Un homme cruel et sans pitié. Aussi dangereux qu’un serpent…
Impitoyable .
La première chose qu’il fit en sortant de chez lui le lendemain fut d’ouvrir sa boîte aux lettres. Elle était vide. Que foutait le notaire ? Où était l’enveloppe ? Puis il se souvint qu’on était dimanche. Tu perds la boule . Il venait pourtant de confier Gustav à sa jeune voisine, laquelle lui avait fait remarquer qu’un dimanche entier, ça allait lui coûter une blinde. Cette nouvelle génération avait vraiment le sens des affaires.
Il se sentit coupable d’abandonner son fils un dimanche. Combien de fois déjà était-ce arrivé ?
Il avait appelé Espérandieu et Samira Cheung et leur avait demandé de le retrouver au SRPJ. Pendant le trajet, il joignit le juge Mesplède. Lui parla de ses lectures, de Zoé Fromenger, de la voiture sur le parking. Le brouillard s’était encore épaissi, passant du blanc au gris, aussi cotonneux que si sa voiture était un avion de ligne s’enfonçant dans les nuages. On n’y voyait pas à vingt mètres et les édifices devenaient des fantômes aux lignes floues, tandis que les feux de circulation perçaient la grisaille de leurs yeux rouges.
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