— Vous êtes sûr ? dit le juge au téléphone.
Servaz se garda bien de répondre.
— OK. Allez-y. J’appelle le juge des libertés. Vous aurez votre autorisation sur votre fax dans l’heure, commandant.
— Capitaine, rectifia-t-il, et il mit fin à la communication.
Il émergea de l’ascenseur et remonta le long couloir désert. Les néons éteints et la brume du dehors plongeaient les lieux dans une pénombre inquiète. Ses pas résonnèrent dans le silence.
— Salut, patron, l’accueillit Samira, les pieds sur son bureau.
— Ça n’est pas un peu contradictoire le « patron » d’un côté et les bottines sur mon bureau de l’autre ? dit-il.
Elle les remit par terre en rigolant.
— Il se passe quoi ? demanda Espérandieu, assis sur l’une des chaises ordinairement réservées aux suspects et à leurs avocats.
Espérandieu n’en avait pas conscience, mais Servaz se souvint que cette phrase était une blague récurrente à ses débuts dans la police, à l’aube des années 1990, un gimmick qui revenait de manière obsessionnelle dans la bouche des flics, quand le ministre de l’Intérieur s’appelait Charles Pasqua. Il déverrouilla son tiroir et récupéra son arme.
— On va perquisitionner chez Lang et le mettre en garde à vue, répondit-il.
Le brouillard s’était encore épaissi. Les bosquets et les tertres du terrain de golf s’évanouissaient dans ses profondeurs, réduits à des ombres, tandis que le soleil se changeait en un disque aussi blafard que la lune. En descendant de voiture, il sentit le goût de la brume sur ses lèvres, son humidité sur sa peau. Il s’avança jusqu’au portail, pressa le bouton mouillé de la sonnette.
— Oui ?
— Capitaine Servaz, M. Lang. Je peux entrer ?
Un bourdonnement et le portail s’écarta lentement. Au bout de l’allée, la maison n’était qu’une masse indistincte. Des remous blanchâtres ondulaient devant eux et s’enroulaient autour des troncs. Ils piétinèrent le gravier et la terre du chemin sans un mot. En s’approchant, Servaz vit la silhouette d’Erik Lang. Il se tenait debout dans l’entrée de sa maison d’architecte.
— Vous sentez cette odeur ? leur lança-t-il. C’est celle de la Garonne. D’ordinaire, il faut être plus près du fleuve pour la sentir, mais là elle monte avec le brouillard, elle est présente dans chacune de ses particules, comme des molécules odorantes dans un parfum. L’odeur des âmes noyées…
L’écrivain jeta aux subordonnés de Servaz une œillade brève mais prudente.
— Vous êtes venus en nombre, capitaine…
— M. Lang, nous allons procéder à une perquisition de votre domicile.
Il vit les yeux de l’écrivain s’agrandir, mais ce fut à peu près la seule réaction. Un masque d’impassibilité pour visage.
— Ceci n’étant pas une information judiciaire, je suppose que vous avez une autorisation écrite du juge des libertés, dit Lang.
— En effet.
Servaz lui tendit le fax. La brume l’avait ramolli et gondolé dans sa poche. Lang y jeta un bref coup d’œil puis leur fit signe d’entrer sans autre forme de procès.
— Est-ce que je peux savoir ce que vous cherchez ?
— Non.
— Je vais appeler mon avocat.
— Faites. Mais ça ne changera rien.
Le brouillard collait aux vitres, déposait sur le verre un voile gluant. Il avait l’impression d’être dans un de ces aquariums géants où évoluent de grands poissons. Ils se répartirent le travail : à Servaz le bureau de Lang et le rez-de-chaussée, à Espérandieu et Samira l’étage. Il marcha vers le bureau. En entrant dans la pièce, il reconnut d’emblée la photo qu’avait reçue Rémy Mandel : les mêmes rayonnages, les mêmes livres, la même table de travail, la même lampe, le même sous-main en cuir. Tout était identique. Les questions revinrent. Celui qui avait envoyé les photos et, donc, vendu le manuscrit à Rémy Mandel était-il l’assassin ? Comment avait-il trouvé le fan, comment savait-il où le contacter ? Un tel profil ne correspondait guère à Gaspard Fromenger…
Il examina rapidement les volumes sur les étagères. Erik Lang faisait preuve d’un grand éclectisme dans ses lectures : cela allait des romans aux essais en passant par les biographies, la poésie et même la bande dessinée. Il y avait une petite vitrine pour ses traductions. Servaz compta une vingtaine de langues.
Dans les tiroirs du bureau, il trouva plusieurs montres Patek Philippe, Rolex et Jaeger-Lecoultre, une cave à cigares en acajou avec le cadran en cuivre de l’hygromètre sur la façade, un stylo Montblanc, une agrafeuse, des dizaines de crayons et de surligneurs, du papier à lettres filigrané et des enveloppes vergées de couleur ivoire, des boutons de manchettes, des clefs et des bonbons à la menthe. Pas de doute, un cambrioleur lambda se serait d’abord emparé des montres. C’était le plus facile à écouler et le plus lucratif.
L’examen du reste du bureau ne lui révéla rien de particulier. Il sortit de la pièce. Qu’est-ce qu’il cherchait au juste ? S’imaginait-il que le passé, tout d’un coup, allait refaire surface ? Ici, dans cette maison ?
Il poussa une autre porte. Une sorte de remise étroite et profonde comme un dressing où étaient empilées sur de nouvelles étagères — celles-ci de simples panneaux en aggloméré et non d’épaisses planches de chêne comme dans le bureau — des décennies de magazines et de revues, de journaux, de catalogues. Chaque pile, et il y en avait des dizaines, faisait bien quarante centimètres d’épaisseur. Y avait-il des articles sur l’affaire des Communiantes là-dedans ? L’idée d’avoir à passer en revue cette masse de papier imprimé avait quelque chose de déprimant.
Il remarqua une bonne vingtaine de cartons sous les étagères, à même le sol de béton. Chacun portait inscrite au gros feutre une année. Cela allait de 1985 à l’année précédente. Les cinq dernières — 2013 à 2017 — étant regroupées dans un seul. Comme les rabats n’étaient pas scotchés, il souleva l’un d’eux. Avisa la première enveloppe à l’intérieur. « À l’attention de M. Erik Lang, YP Éditions ».
Le courrier des lecteurs …
Il se remémora la réponse en 1993 au sujet de la lettre d’Ambre : je ne suis pas collectionneur.
Voilà pourquoi les dernières années entraient dans un seul carton : parce que le papier à lettres, les enveloppes et les timbres-poste avaient été en grande partie remplacés par des e-mails, des posts et des messages sur Facebook. Désormais, lecteurs et fans avaient un accès direct à leurs auteurs préférés, sans l’intercession sourcilleuse d’une maison d’édition ni les délais imposés par les vicissitudes du courrier ordinaire. Est-ce que ça n’ôtait pas une partie de leur mystère à ces écrivains contraints de sortir de leurs solitudes altières, de leurs tours d’ivoire inaccessibles pour descendre dans l’arène ? Est-ce qu’un auteur devait rester à portée de clic, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou au contraire ce travail n’exigeait-il pas de la distance et de la réserve, une forme discrète d’insociabilité ? Comment pouvait-on être à la fois dans et au-dessus de la mêlée ?
Il considéra les dizaines d’enveloppes timbrées et son pouls s’accéléra. Allait-il trouver parmi elles les lettres qu’Ambre et Alice avaient rédigées ? Ces billets enflammés de deux jeunes filles à peine pubères mais inconditionnellement fans qui avaient amené Lang à écrire les réponses étonnamment intimes que Servaz avait lues par le passé ? Quelque chose qui y plongeât ses racines, qui éclairât leur relation sous un nouveau jour ? Il tira le carton marqué « 1985 ». L’ouvrit.
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