Elle partit parmi les premiers et il la suivit des yeux. Elle se plia en deux pour monter dans une antique 2 CV garée devant le cimetière. Puis, quand la foule se fut dispersée, Lang se dirigea vers eux.
— Du nouveau, commandant ?
Il ne prit pas la peine de rectifier.
— On attend les résultats des analyses ADN. On examine toutes les empreintes. S’il s’agit bien d’une effraction, il se pourrait que le meurtrier se trouve déjà dans un fichier. On n’en est qu’au début.
Lang haussa un sourcil.
— « S’il s’agit d’une effraction » ? répéta-t-il.
— On ne peut rien exclure.
— Comment ça ?
— Rien d’autre que ça : à ce stade, on ne peut rien exclure.
— Donc, vous n’avez rien, c’est bien ça ? Et ce fan ?
— Rémy Mandel ?
Lang acquiesça.
— On l’a remis en liberté.
— Quoi ?
— Il a un alibi.
— Quel alibi ?
— Je ne peux pas vous en parler pour le moment.
— Pourquoi ?
— M. Lang, je n’ai pas pour habitude de m’étendre sur une enquête en cours. Surtout avec le mari de la défunte.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien de particulier. C’est la procédure…
Il vit Lang se rembrunir.
— Écoutez, je ne souhaite qu’une chose, commandant : que l’ordure qui a tué ma femme soit retrouvée. Demandez-moi tout ce que vous voudrez mais, de grâce, je vous en conjure, mettez la main sur ce salopard.
Servaz le dévisagea. Erik Lang semblait littéralement au bout du rouleau. Et pas seulement physiquement. Sa peau était plus grise que jamais, ses paupières bordées de rouge lui donnaient un air maladif. Servaz se demanda si le stress décuplait les effets de son affection. Comment s’appelait-elle déjà ? Ichtyose …
— Venez, lui dit-il. Faisons quelques pas.
Il fit un signe à Samira et à Espérandieu, puis Lang et lui se mirent en marche, côte à côte.
— J’ai parlé à Zoé Fromenger, elle vous l’a dit ?
Lang parut surpris.
— Non. Je…
— Je sais… vous lui avez donné comme consigne de ne plus vous appeler ni vous envoyer de messages jusqu’à nouvel ordre.
Une fois de plus, l’écrivain eut l’air très étonné.
— Elle vous a dit ça ? Je… je savais qu’avoir une maîtresse dans ces circonstances ferait de moi un suspect… évident … je ne voulais pas que vous perdiez votre temps avec ça et que cela vous détourne du vrai… euh… coupable. Et puis… j’avais la trouille… Je ne garde pas un bon souvenir de ma dernière garde à vue, ajouta-t-il.
Servaz ne releva pas.
— Elle ne s’est pas trop fait prier. D’autant que Rémy Mandel a reçu votre manuscrit des mains de quelqu’un qui se trouvait au volant de la voiture de son mari.
— Quoi ?
Cette fois, Lang parut sidéré.
— Je ne comprends pas.
Servaz lui dit ce qu’ils avaient appris. La rencontre sur le parking du centre commercial. Les vidéos. Tout en épiant chacune des réactions du romancier.
— La DS4 à toit blanc, oui… C’est avec cette voiture que Zoé est venue à notre dernier rendez-vous… La sienne était en panne. (Il observa une pause.) Attendez… si c’est son mari qui a volé mon manuscrit, pourquoi vous ne le mettez pas en garde à vue ?
Servaz rejeta la fumée de sa cigarette.
— Il a un alibi.
— Lequel ?
— Zoé Fromenger : elle a confirmé que son mari était bien avec elle cette nuit-là.
Le visage de Lang franchit un degré supplémentaire dans la stupéfaction.
— Elle est votre maîtresse, dit-il, vous la connaissez bien. Pensez-vous que Zoé Fromenger pourrait mentir à la police pour protéger son mari ?
— Je ne sais pas, répondit l’écrivain après une hésitation. On ne connaît déjà pas quelqu’un dont on partage la vie de tous les jours… Alors, une femme qu’on voit de temps en temps…
— Votre femme savait pour Zoé ?
— Non. J’aimais ma femme, commandant. Plus que tout. Je vous l’ai déjà dit.
Ils firent un pas de plus vers la sortie, suivis à distance par Vincent et Samira. Lang s’arrêta.
— La jalousie, c’est quand même le mobile numéro un, non ? dit-il soudain.
— Pour cela, il aurait fallu que Gaspard Fromenger soit au courant de l’existence du manuscrit, fit remarquer Servaz. Vous parliez de votre travail avec Zoé ?
Lang le scruta.
— Oui… souvent… Elle s’intéressait vraiment à ce que je fais. Elle est de très bon conseil, ajouta-t-il, comme si cela pouvait aider l’enquête.
— Venait-elle chez vous ?
— Non. Jamais.
— Savait-elle où vous rangiez votre manuscrit ?
Lang s’immobilisa une fois de plus.
— Je le laisse tous les soirs au même endroit : sur mon bureau, pas difficile à trouver, si c’est ce qu’on cherche, non ?
Exact, pensa le flic. Tout désignait le forestier … Et pourtant, plus il repensait à la scène dans la montagne, plus il était convaincu que la surprise de Fromenger n’était pas feinte, dans cette forêt. Il se remémora l’idée qu’il avait eue dans la voiture de Bertrand. Elle ne collait pas avec l’hypothèse d’un Fromenger coupable.
Il se repassa le film des événements. Comment pouvait-il être à la fois si près et si loin ? Il avait le sentiment de se trouver au centre d’un palais des glaces. Chaque reflet était trompeur mais montrait néanmoins un fragment de la vérité. Laquelle se tenait dans un angle mort, reflétée à l’infini dans les miroirs.
Quelque part se trouvait l’origine, la source de toutes ces images …
De retour au SRPJ, il se dirigea vers un bâtiment un peu à l’écart, du côté de l’entrée des véhicules, la housse contenant les robes de communiante — ainsi que la croix — à la main.
Il trouva Catherine Larchet, la chef de l’unité bio du laboratoire de police scientifique, assise à son bureau, plongée dans la lecture d’une revue qui s’intitulait Carnets de science . Servaz aperçut fugacement le titre du dossier principal : « Comment l’intelligence artificielle va changer nos vies. »
Catherine Larchet referma la revue.
— Vous saviez qu’il y a 180 000 robots en Allemagne contre 32 000 seulement en France ? Et où y a-t-il le plus de chômage ? Vous voyez : la science aime trop les faits, c’est pour ça que les idéologues et les démagogues ne l’aiment pas… J’espère que vous ne m’avez pas dérangée pour rien, commandant…
— Capitaine… Si vous étiez un robot, vous ne m’auriez pas répondu ça, rétorqua-t-il.
— Ah ah, touché ! s’exclama-t-elle joyeusement.
Elle jeta un coup d’œil rapide à la housse et il vit son intérêt s’aiguiser. Il s’assit en face d’elle. Elle le fixait tranquillement. Il y a quelques années, c’était elle qui avait effectué à sa demande, en un temps record, l’analyse de l’ADN du cœur qu’il avait reçu dans une boîte isotherme [6] Voir N’Éteins pas la lumière , XO Éditions et Pocket.
. Elle avait d’abord analysé le sang — l’élément le plus chargé en ADN avec le sperme — puis comparé l’ADN mitochondrial, c’est-à-dire l’ADN contenu dans les mitochondries et non dans le noyau des cellules, avec celui d’Hugo, le fils de Marianne, car l’ADN mitochondrial est transmis intact de la mère au fils. Elle avait ainsi pu confirmer qu’il s’agissait bien du cœur de Marianne, et celui de Servaz avait été brisé. Bien plus tard pourtant, toujours à sa demande, elle avait prélevé des tissus directement dans le cœur — et découvert que l’ADN en était différent de celui contenu dans le sang : Julian Hirtmann les avait trompés en lui envoyant un cœur inconnu baignant dans le sang de Marianne. Le Suisse devait savoir que les services de police analyseraient d’abord celui-ci. Pourquoi l’avait-il fait ? Sans aucun doute pour le torturer mentalement…
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