La veille, il avait laissé la fenêtre ouverte pour faire descendre la température, mais un orage avait éclaté à l’aube et il pleuvait à présent dans le salon. Il décrocha, dit « une seconde », reposa le combiné et referma la croisée, pieds nus sur la moquette détrempée, non sans laisser un instant la fraîcheur de la pluie caresser sa poitrine nue.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit Alexandra.
— Hmm, rien. J’avais laissé la fenêtre ouverte et il pleut. Comment va ta sœur ?
— Toujours pareil. J’ai une sœur qui, à quarante ans, ne s’intéresse qu’à son ménage, à son foyer et à son connard de mari, c’est à désespérer.
— Pourquoi être allées passer le week-end chez elle dans ce cas ?
Un silence au bout du fil, suivi d’un soupir.
— Primo, parce que c’est quand même ma sœur et que je ne l’ai pas vue depuis six mois. Deuzio, parce que Margot adore la maison et surtout la piscine et que grand-père est là… Et tu sais combien Margot aime son grand-père… Tout le monde te salue, à propos. Tertio, parce que tu n’étais pas là…
Parce que Margot adore la maison et surtout la piscine et que grand-père est là … Il fut fouetté par l’injustice du sous-entendu. Était-ce sa faute si son propre père s’était foutu en l’air avant d’avoir connu ses petits-enfants ? S’il avait hérité d’une ancienne ferme à moitié délabrée et s’il n’avait ni frère ni sœur aux affaires florissantes ? Il eut envie de dire que le seul mérite de sa sœur était d’avoir su mettre le grappin sur un beau parti, mais c’eût été se tirer une balle dans le pied.
Au-dehors, le tonnerre roulait dans le ciel livide et la pluie rinçait les rues. Ils échangèrent quelques paroles sans le moindre enthousiasme et il raccrocha. Son biper retentit presque aussitôt. Il composa le numéro du service.
— Servaz ? rugit Kowalski.
Ce n’était plus Martin. Il avait déjà remarqué que l’emploi alternatif du prénom et du patronyme était le baromètre des humeurs du chef de groupe.
— On a reçu un coup de fil anonyme sur le numéro dédié aux appels à témoins. Rapplique. Fissa !
10.
Où on est pris au piège
La pluie noyait la ville sous un rideau sale, opaque et tiède quand Servaz quitta le parking souterrain de son immeuble. Le Pont-Neuf étant en sens interdit, il franchit la Garonne plus au sud, sur le pont Saint-Michel, remonta les allées Jules-Guesde jusqu’au Grand Rond puis mit cap au nord. Deux camions de déménagement compliquaient considérablement la circulation dans la rue du Rempart-Saint-Étienne et des abrutis s’acharnaient sur leurs klaxons comme s’il s’agissait de buzzers dans un jeu télévisé ou s’ils avaient le pouvoir de faire léviter les poids lourds de vingt-quatre tonnes.
Il se gara en amont de la rue et finit le trajet à pied. En été, le climat, ici, était à l’image des habitants — exubérant, démonstratif et peu porté sur les nuances. Aussi lui fallut-il moins de cent mètres pour être trempé et, quand il pénétra dans l’hôtel de police, il avait tout du clébard mouillé. En émergeant de l’ascenseur, il constata que le déménagement était bien avancé : les couloirs avaient été entièrement vidés, de même que les bureaux.
Il gagna celui de Kowalski. Mangin était déjà là. La pièce était nue à l’exception d’un téléphone posé par terre.
— Tu es là, dit Ko. On va pouvoir se répartir les tâches. Tu te souviens du rouquin qui nous a ouvert sa porte à la cité U ?
— Celui qui fumait autre chose que des cigarettes ?
Kowalski opina. Une ride soucieuse barrait son front.
— Un type nous a appelés. Appel anonyme. Selon lui, notre rouquin, Cédric Dhombres, étudiant en troisième année de médecine, aurait été au centre d’un mini-scandale impliquant Ambre Oesterman. En travaux pratiques d’anatomie, elle faisait partie, avec une autre fille, d’un groupe de trois auquel appartenait également notre rouquin. Elle se serait plainte des commentaires déplacés à caractère sexuel que le garçon aurait faits pendant la manipulation des cadavres, ainsi que de plusieurs attouchements furtifs. L’autre fille a confirmé. Après ça, Dhombres a été changé de groupe. Le truc serait quand même remonté assez haut, jusqu’au directeur ou quelque chose comme ça, et même s’il n’y a pas eu vraiment de suites, le bruit s’est répandu et Dhombres est devenu la risée des autres étudiants de troisième année. Il y aurait eu des graffitis insultants sur sa porte et du… hmm… sperme dans sa boîte aux lettres… — celles des étudiants sont dans le hall.
— Du sperme dans… ? répéta Mangin.
— Me demandez pas comment le type qui a fait ça s’y est pris, s’il a amené son yaourt dans une éprouvette ou s’il s’est directement secoué la nouille dans la boîte aux lettres — ce qui, en dehors du fait qu’il est préférable de choisir une heure tardive, exige une faculté de concentration assez exceptionnelle.
Kowalski leur décocha un clin d’œil.
— Bref, toujours selon notre correspondant anonyme, Dhombres nourrissait une haine tenace contre Ambre Oesterman.
— Au point de la tuer et de tuer aussi sa sœur ?
— Peut-être qu’il voulait juste leur donner une leçon et que ça a mal tourné, peut-être qu’il a frappé un peu trop fort, suggéra Mangin. Après, il n’avait plus vraiment le choix, il lui fallait aller jusqu’au bout.
Servaz repensa à l’attitude du jeune homme quand il avait ouvert, ce je-ne-sais-quoi de fuyant et de dissimulé qui leur avait mis instantanément la puce à l’oreille. Est-ce que c’était seulement dû à la peur d’être pris en train de fumer un joint ? Et qui était ce correspondant bien intentionné qui avait vendu la mèche ?
Au sol, le téléphone sonna. Kowalski se plia en deux et le souleva avec son fil tout en décrochant.
— Vous en êtes sûr ? dit-il après un moment. Très bien… Merci ! On arrive… Désolé de vous emmerder un dimanche.
Il raccrocha et reposa l’appareil par terre.
— C’était le gardien. Il a cogné à la porte de Dhombres sans obtenir de réponse. On est dimanche, il est sans doute en train de dormir. Mais il parle avec lui de temps en temps et il croit savoir que le gamin a un boulot au département d’anatomie de la fac de médecine, certains dimanches. Du nettoyage ou un truc dans le genre — ça a peut-être à voir avec cette histoire : une façon de le mettre à l’amende.
Il regarda sa montre.
— Servaz, tu files là-bas au cas où il s’y trouverait. S’il y est, tu nous le ramènes fissa. Mangin et moi, on part pour la cité U. Il est probable qu’il soit encore en train de roupiller. Il ne doit pas nous filer entre les doigts.
— Il faut l’autorisation de son président pour intervenir dans l’université, fit remarquer Mangin.
Servaz se souvint d’avoir appris ça à l’école de police. Cela s’appelait la « franchise universitaire » — une règle datant du Moyen Âge, reprise par le Code de l’éducation. Elle stipulait que c’était le président de l’université qui était chargé du maintien de l’ordre sur le campus. Par conséquent, la police ne pouvait y entrer qu’à sa demande.
— Sauf réquisition du parquet, répondit Ko. J’ai passé un coup de fil avant que vous arriviez.
Servaz aurait pu emprunter une voiture de service, mais il préféra rejoindre sa Fiat Panda, la même qu’il traînait depuis la fac et qui, un de ces jours, allait décider de prendre une retraite définitive après des années de bons et loyaux — quoique polluants — services. La circulation était plus fluide qu’à l’ordinaire et, un quart d’heure plus tard, il doublait un autobus de la Semvat, la régie des transports toulousaine, dont les roues soulevaient de grandes corolles d’eau.
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