— Et, par voie de conséquence, leur auteur…
— Oui.
— Et ça vous flattait.
— Non, je trouvais cela émouvant, touchant. Et important, si vous voulez savoir.
— Important en quoi ?
— Toute cette énergie, cet enthousiasme, cette… foi .
— Pourtant, ce n’étaient rien que des gamines.
Lang parut énervé par cette remarque.
— Je vous l’ai dit : elles étaient bien plus que cela. Il y a des adultes qui n’atteindront jamais leur niveau de compréhension.
Kowalski hocha la tête.
— Et ces rencontres n’ont jamais eu lieu ici, dans cette maison ?
— Jamais.
— Parlez-moi d’elles… Quel effet vous faisaient-elles ? Quels autres traits de caractère dominaient chez elles ?
Le romancier se calma un peu. Il réfléchit.
— Je vous l’ai dit : elles étaient très intelligentes. Très intuitives, vives. Mais avec quelque chose d’insaisissable, de mystérieux… Je n’ai jamais réussi à les percer à jour complètement, à les cerner tout à fait… Et puis, des traits de caractère qu’on retrouve chez pas mal d’adolescents : le goût du risque, la confrontation avec les idées des autres et en particulier avec celles des parents — elles détestaient leurs parents, elles leur reprochaient l’étroitesse de leur cadre de vie, l’endroit d’où elles venaient —, le besoin de provoquer aussi, de mesurer leur pouvoir de séduction…
— Elles ont essayé avec vous ?
— Bien sûr.
— Continuez…
— Je ne suis pas sûr que ça vous soit très utile, le tempéra Lang : ça fait des années que nous n’avions plus de contact. Je ne sais pas quelle direction elles ont prise entre-temps, comment elles ont évolué. Si elles ont pris toujours plus de risques, ou si elles étaient rentrées dans le rang. À cet âge-là, tout peut basculer d’une année sur l’autre.
— Vous êtes sûr que vous n’aviez plus aucun contact ?
— Je viens de vous le dire.
Kowalski se gratta la barbe.
— N’empêche que celui qui a fait ça s’est référé à votre livre, M. Lang. D’une manière ou d’une autre, vous n’étiez pas totalement sorti de leur vie…
— Comment ça ?
— Eh bien, que vous le vouliez ou non, vous êtes dedans jusqu’au cou.
Si l’effet escompté était d’impressionner Lang, le flic en fut pour ses frais. La petite grimace arrogante — mi-sourire mi-rictus — était revenue sur les lèvres de l’écrivain.
— Vous essayez de me foutre les jetons, c’est ça ? Laissez-moi vous dire qu’il en faut un peu plus. Vous avez quoi ? Un paquet de lettres et un bouquin ? Ça ne fait pas de moi un meurtrier…
Kowalski fixa Lang en silence pendant une seconde.
— Ça ne fait pas de vous un innocent non plus. Vous étiez où dans la nuit de jeudi à vendredi, M. Lang ?
— Ah, on en est là ?
— Simple question de routine. On la pose à tous ceux qui sont concernés de près ou de loin par cette affaire…
— Ici.
— Quelqu’un peut le confirmer ?
— Non. J’étais seul.
Lang se leva.
— Vous avez terminé ? Ou il y a d’autres questions ? Je suis attendu pour une partie de golf et je suis déjà en retard.
— Alors, vous n’avez pas loin à aller… On est près de tout ici, ajouta Kowalski.
Servaz se leva à son tour. Il vit les deux hommes se toiser en se serrant la main.
— Bon courage, inspecteur, dit Lang, du même ton qu’il aurait souhaité un bon match aux rugbymen du Stade toulousain.
Ils se dirigèrent vers la sortie. Au passage, le regard de Servaz effleura les peaux de serpent sur les murs. Il frissonna.
Vers 16 heures, après avoir déjeuné dans le centre, ils regagnèrent le SRPJ. Servaz avait oublié le déménagement. Une noria de types en salopettes portait qui des cartons qui des tables ou des chaises emballées dans du plastique à bulles, qui des lampes et des machines à écrire. Les déménageurs les regardèrent passer d’un air agacé : on avait sans doute dû leur promettre que les locaux seraient vides du vendredi soir au lundi matin — seulement voilà, personne ne pouvait prévoir que deux cadavres viendraient gâcher la fête. Les autres membres du groupe les attendaient dans leurs bureaux et Kowalski les rassembla pour faire le point. Ils découvrirent une salle de réunion dont on avait retiré le mobilier et ressortirent à la recherche des derniers sièges que les déménageurs n’avaient pas emportés.
— Et trouvez-moi un tableau ! gueula Kowalski.
On finit par en dénicher un déjà emballé. Ils déchirèrent le film à bulles et le ruban adhésif qui le recouvraient.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda un gros bras interloqué.
— Une urgence, répondit Mangin. On ne va quand même pas écrire sur les murs.
Ils placèrent leurs chaises en arc de cercle devant le tableau, dans la grande pièce vide, et Servaz pensa à une réunion des alcooliques anonymes. Kowalski inscrivit à l’aide d’un gros feutre :
Nuit 27 au 28 mai : AMBRE et ALICE assassinées
Découvertes par FRANÇOIS-RÉGIS BERCOT
Tuées par objet large et plat (AVIRON ?)
Pas de VIOL
Préméditation :
ROBES COMMUNIANTES passées post mortem
Une CROIX (où est la deuxième ?)
Mortes sur place
Présence dans bois de nuit : RDV ?
Avec QUI ? Assassin ? Autre ?
Appel à témoins
Mise en scène identique roman ERIK LANG
Correspondance avec Erik Lang (mineures)
Pas d’ALIBI
Ambre VIERGE
Porte Ambre fracturée
Appels anonymes aux PARENTS : attente numéro
— Quelqu’un a quelque chose à ajouter ?
Une conversation s’engagea que Servaz n’écouta pas. Il resta silencieux, les yeux fixés sur le tableau. Moins de quarante-huit heures s’étaient écoulées depuis le double homicide. L’enquête de voisinage avait été interrompue parce que la plupart des témoins potentiels — des étudiants qui rentraient chez eux le week-end — s’étaient éclipsés à la sortie des cours sans même passer par leurs piaules, qu’ils retrouveraient lundi matin, date à laquelle elle reprendrait.
Il y avait dans ce meurtre — ou bien était-ce parce que c’était son « premier » ? — quelque chose qu’il ne comprenait pas. Si c’était Lang qui les avait tuées, Kowalski avait raison : il fallait être stupide — ou fou — pour imiter un de ses propres romans en sachant que les flics retrouveraient tôt ou tard la correspondance qu’il avait entretenue avec les victimes. En dehors du fait que c’était une théorie passablement alambiquée. Et si ce n’était pas lui, quel était le sens d’un tel acte ? La folie ? Un fan cinglé et/ou jaloux de l’attention qu’il portait aux gamines ? Mais, selon Lang lui-même, il avait coupé tout contact avec elles depuis longtemps… Quelqu’un essayait-il de lui faire porter le chapeau ? Mais comment ce quelqu’un pouvait-il être au courant des lettres qu’Ambre gardait planquées dans son album photo ? Un petit ami pouvait l’être, songea-t-il, si Ambre ou Alice s’étaient confiées à lui… À supposer que Lang eût menti et qu’il continuât à voir l’une des deux, était-ce suffisant pour déclencher la jalousie et pousser quelqu’un au meurtre ? Il changea de position sur sa chaise métallique. Assurément, la jalousie était l’un des premiers mobiles en cas de meurtre non prémédité ou d’assassinat, non ? C’était une des choses qu’on leur apprenait à l’école de police.
— Martin, une idée ? lança Kowalski.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Certains curieux, d’autres agacés ou ironiques. Bon, c’était le moment. Ou il se faisait étriller en direct et cela ferait sans nul doute la joie de certains collègues présents, ou sa théorie était validée et l’hostilité envers lui n’en serait qu’augmentée.
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