Pas le moindre livre en vue — le romancier devait les garder dans son bureau — mais un piano à queue et des partitions. Un air tzigane s’élevait en sourdine de la chaîne hi-fi — un violon tantôt sautillant et plein de trilles, tantôt mélancolique — et Servaz se souvint des origines hongroises de Lang.
Erik Lang les invita à s’asseoir et leur proposa un café. Servaz prêta l’oreille. Pas le moindre bruit ne montait de la maison. Kowalski dut se faire la même réflexion car, quand l’écrivain revint avec un pot en verre plein de café, il demanda :
— Vous vivez seul, M. Lang ?
— Oui, pourquoi ?
— Comme ça.
Erik Lang s’installa confortablement dans le canapé en face d’eux, croisa les jambes, sortit un paquet de cigarettes de son pantalon de lin blanc et en alluma une.
— En quoi puis-je vous être utile, messieurs ? s’enquit-il en remplissant les tasses, ronronnant et débonnaire, tel un matou qui fait patte de velours la plupart du temps mais sort les griffes sans prévenir.
— Vous les aimez jeunes, M. Lang ? dit Kowalski.
— Plaît-il ?
— Vous êtes marié ?
— Non.
— Les femmes… vous les aimez plutôt jeunes, n’est-ce pas ?
— De quoi parlez-vous ?
— Vous me pardonnerez d’avoir lu ces lettres… mais il s’agit d’une enquête criminelle et tout, dans ce que nous avons vu, nous ramène à vous.
Lang le considéra d’un air songeur derrière la fumée de sa cigarette.
— Je ne comprends rien… si vous éclairiez ma lanterne ?
— Eh bien, pour commencer, une mise en scène exactement semblable à celle de votre roman La Communiante …
— Oui. Quand j’ai lu cet article, c’est immédiatement ce que j’ai pensé, l’interrompit le romancier.
— Hmm. Et vous n’avez pas songé à appeler la police ?
Lang s’enfonça dans son siège.
— J’avoue que non. Je suppose que ça m’aurait traversé l’esprit tôt ou tard et que j’aurais fini par le faire. Mais vous avez dit, je cite : tout nous ramène à vous. Il y a donc autre chose.
— Oui.
— Je peux savoir ce que c’est ?
Ko lui lança un regard aigu.
— Non seulement la scène de crime ressemble à votre roman, mais, qui plus est, on en a trouvé un exemplaire dans la chambre d’Ambre Oesterman.
— La Communiante a connu un succès fulgurant, plus de six cent mille exemplaires, toutes éditions confondues, fit remarquer Lang calmement. Et c’est dans cette région qu’il a eu le plus de succès. La probabilité d’en trouver un exemplaire dans une maison par ici est par conséquent assez élevée.
— Mais Ambre Oesterman, ça vous dit quelque chose, pas vrai, M. Lang ?
L’écrivain se raidit.
— Je n’aime pas trop le ton que vous employez, commissaire.
— Inspecteur … Vous n’avez pas répondu à ma question.
Lang haussa les épaules.
— Oui, bien sûr, Ambre était une fan. Une vraie. Nous avons correspondu pendant quelque temps. Mais c’était il y a plusieurs années : il y a longtemps qu’on a cessé d’être en contact.
— Pourquoi avez-vous rompu le contact ?
Lang esquissa un demi-sourire plein d’arrogance. Les buissons noirs de ses sourcils — qui se rejoignaient presque au-dessus de l’arête du nez — dessinèrent un V.
— C’est le problème avec certains fans. Ils deviennent trop envahissants, ils veulent faire partie de votre vie, ils exigent une attention constante… Ils veulent être importants pour vous, ils estiment que le fait d’avoir lu tous vos livres leur donne certains droits.
— Vous avez bien peu de considération pour vos lecteurs, M. Lang. Que se passerait-il si demain tous ces gens arrêtaient de vous lire ?
La phrase ne parut guère du goût de l’écrivain.
— Détrompez-vous, inspecteur. Mes lecteurs, je les aime. Ce sont eux qui m’ont fait.
Arrête ton baratin , pensa Martin en promenant son regard sur les murs. Il le laissa errer sur les objets, les meubles, les cadres. Soudain, il sursauta et son regard revint en arrière. Il y avait une dizaine de cadres. Des photos en noir et blanc. Toutes de la même taille, environ 50 × 40. Dans un premier temps, il n’avait pas saisi ce qu’elles avaient en commun. Ce n’est qu’en revenant dessus qu’il comprit. Des photos de serpents … Tous les clichés avaient pour thème les reptiles, mais ça ne sautait pas aux yeux car certains étaient de très gros plans sur les écailles luisantes, sur un œil fendu d’une inquiétante fixité, sur une langue bifide, alors que d’autres représentaient une simple trace laissée dans le sable par le passage du reptile, ou encore le reptile tout entier — crotale, vipère ou cobra —, chacune de ces images absolument effrayante aux yeux de Martin, qui avait horreur des serpents et qui reporta son attention sur la joute verbale entre les deux hommes.
— Revenons à Ambre et Alice Oesterman, dit Kowalski. Comme je vous l’ai dit, M. Lang, j’ai lu les lettres que vous leur avez écrites… Celles que nous avons trouvées dans la chambre d’Ambre, dans la maison familiale, soigneusement dissimulées dans… la doublure d’un album photo — sans doute parce qu’Ambre ne tenait pas à ce que ses parents tombent dessus…
Il y avait comme une menace en suspens dans l’air. Lang plissa les paupières en écrasant sa cigarette dans un cendrier.
— Écoutez, inspecteur…
— Je n’ai pas fini. Comment vous dire, M. Lang ? Si je n’avais pas su à qui ces lettres étaient destinées, j’aurais pensé que le destinataire était une femme adulte, plutôt qu’une enfant.
— Ambre et Alice n’étaient plus des enfants.
— Mais pas encore des adultes… Vous écrivez toujours ce genre de lettres à vos fans de quinze ans ?
Une lueur de colère passa dans les yeux de Lang.
— Qu’insinuez-vous au juste ?
— Est-ce que vous avez déjà rencontré Ambre et Alice en personne ?
— Oui, bien sûr, plusieurs fois.
— En quelles occasions ?
— Dans des séances de signatures.
— C’est tout ?
— Non…
Kowalski haussa un sourcil pour l’inviter à poursuivre.
— … nous nous sommes aussi rencontrés ailleurs.
— Dans quel but ?
— Eh bien, bavarder… prendre un verre… échanger des points de vue…
— Échanger des points de vue ?
— Oui.
— Où ça ?
— Dans des cafés, des restaurants, des librairies… et même une fois dans un bois…
— Dans un bois ?
Servaz crut percevoir une hésitation dans la voix de Lang :
— C’était une de leurs idées… une sorte de défi qu’elles s’étaient lancé, je suppose. Comme on s’en lance à l’adolescence. Un jeu, quoi. Elles voulaient me voir dans un bois… à la nuit tombée…
Kowalski le regarda, effaré.
— Et vous avez accepté ?
Le petit sourire arrogant revint.
— Je trouvais l’idée stimulante…
— Stimulante ?
— Originale, si vous préférez. Drôle. Excitante… Mais n’allez pas vous méprendre…
— Rencontrer de nuit dans un bois deux adolescentes, vous trouviez ça excitant ?
Lang soupira.
— Je savais que vous alliez dire ça… Vous salissez tout. Et vous ne comprenez rien.
— Ah bon ? Expliquez-moi.
— C’étaient des jeunes filles très intelligentes, bien plus matures que la plupart des filles de leur âge. Elles étaient passionnées, sincères, émouvantes. Brillantes dans leurs analyses et certaines de leurs réflexions. Elles admiraient mes livres, cela allait même au-delà d’une simple admiration… À cet âge, l’impact d’un roman, d’un film ou d’une chanson est bien plus puissant qu’il ne l’est plus tard : souvenez-vous de vos premières émotions cinématographiques, souvenez-vous de vos premières lectures… C’était de… l’adulation … une sorte de culte qu’elles rendaient à mon univers, à mes romans… elles vénéraient mes livres…
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