Il était temps d’arracher sa décision, quitte à bluffer dans les grandes largeurs :
— Je suis majeur et vacciné, je suis flic et je possède une solide expérience de plongeur.
— Tiens donc.
Encore un bobard. Quelques stages dans les eaux chaudes des Antilles, à la belle époque d’Émiliya, ne faisaient pas de lui un expert.
Waterston paraissait réfléchir, tirant toujours sur sa cigarette invisible. Toute la scène — son visage de taureau roux, ses gestes de prestidigitateur, les plis de son ciré fluorescent — était rehaussée par la pluie. Le soleil devait poindre quelque part car chaque détail brillait maintenant comme une nacre humide aux reflets irisés.
— Et ton bras ?
— Je vous l’ai déjà dit, aucun problème.
Il balança sa clope par-dessus bord et désigna d’un signe de tête aux plongeurs la combinaison qui semblait attendre Corso.
— T’as intérêt à revenir sain et sauf. Je veux voir ta gueule quand tu remonteras bredouille.
D’abord, le froid. Une gangue instantanée qui vous enveloppe partout à la fois et qui, en quelques dixièmes de seconde, irradie jusqu’à l’os. Puis l’ankylose — une paralysie qui s’accompagne d’un engourdissement. Plus aucune sensation. La mort est là, disons son antichambre : les moniteurs n’affichent plus la moindre réaction.
Après, peu à peu, quelque chose apparaît, se modèle, se précise : la chaleur. Une douceur nouvelle s’impose, se referme sur vous jusqu’à devenir une armure soyeuse. Jamais vous n’avez ressenti réconfort aussi intime, comme si la chaleur de votre propre sang vous entourait. C’est exactement ce qui arrive : la combinaison de néoprène laissant passer un filet d’eau entre elle et la peau, cette pellicule se réchauffe au contact de votre circulation et vous enveloppe complètement, définitivement.
Toutes ces pensées, il les eut en quelques secondes, tout en s’ébattant dans l’eau, alors que la température de son corps s’imposait à la mer glacée. Mais déjà, il fallait passer aux choses sérieuses : ses deux acolytes, après lui avoir fait un signe explicite, regroupèrent leurs membres et se coulèrent dans l’abîme.
À travers son masque, Corso observait la lumière du ciel se réfractant sur la surface, la ligne ondulée des vagues qui montait et descendait, se déchiquetant et moussant contre la vitre de ses lunettes. Il songeait à la phrase que Bompart aimait répéter à propos de leur métier : « Les tueurs au-dessus, les morts au-dessous, et nous au milieu… » Allez . Il se ramassa — avantage en passant : le choc thermique semblait avoir anesthésié son avant-bras —, piqua de la tête et plongea à son tour.
Après le froid, le noir. Un noir si épais, si dense, qu’il évoquait une masse de boue d’hydrocarbures, un limon très ancien où toute lumière, toute couleur, toute vie avaient été bues par le temps. Maintenant, il ne restait que cette gadoue immonde, cette fin du monde à peine liquide, dans laquelle on pouvait nager mais qui laissait aux yeux un sentiment d’anéantissement complet. Rien n’y bougeait. Pas la queue d’un poisson, pas un mouvement. Une mort éternelle, sans limites ni contours.
Il finit par distinguer les faisceaux de ses deux compagnons environ cinq mètres plus bas. Lui-même avait une lampe fixée sur son casque mais il avait oublié de l’allumer en surface et maintenant… il était déjà assez occupé à progresser dans la tourbe, nageant avec, disons, un bras et demi. Il se concentra sur les rayons qui s’éloignaient, matérialisant la profondeur de la mer. Il pédala avec les jambes pour les rattraper alors que ses tympans claquaient comme des membranes d’enceintes.
Sans même y penser, il répétait la manœuvre pour décompresser : souffler dans ses narines après les avoir pincées entre le pouce et l’index, l’air, par contrecoup, se diffusant du côté des tympans. Un souvenir de cours : on appelait ça la manœuvre de Valsalva. Pour l’instant, il avait plutôt l’impression de se moucher entre ses doigts…
Les plongeurs l’attendaient plus bas. Il aperçut le trait vertical qui brisait les faisceaux de leurs lampes, la chaîne de la bouée. Corso avait l’impression que son corps était une entité à part, une ombre dissoute qu’il pouvait observer à distance.
Il s’orienta vers ses équipiers et comprit qu’ils avaient entamé une descente plus rapide, laissant filer la chaîne entre leurs mains. Il les imita et enserra les maillons de fer avec un sentiment rassurant : il n’était plus seul dans cette espèce de cosmos compact et vitrifié.
Alors seulement, il prit conscience du silence.
Il ne percevait plus ni les ondes étirées et assourdies du milieu aquatique, ni sa propre respiration. Il était sourd, aveugle — et muet. Encore une fois, il se dit que s’il n’y avait pas eu les faisceaux des deux plongeurs, il aurait pu se croire mort — un mort qui aurait conscience de sa propre fin, lucide dans un espace-temps sans limites…
Coup d’œil à son ordinateur de plongée. Des souvenirs lui revenaient sur la pression attachée à la profondeur : en surface, on subit un kilo par centimètre carré de peau, soit un bar. À dix mètres sous l’eau, vient s’ajouter un nouveau kilo, on passe donc à deux bars. Mais maintenant, à moins vingt-cinq mètres, cela équivalait à combien de pression ? Aucune idée. Il se souvenait seulement que l’augmentation de la pression décroît à mesure qu’on descend : elle ne progresse que de 20 à 40 % une fois dépassés les trente mètres de profondeur. Il n’osait pas non plus réfléchir au temps qu’ils allaient mettre pour regagner la surface. Il faudrait respecter des paliers de décompression. Ça signifiait de longues minutes à rester immobile en attendant que l’azote respiré au fond soit éliminé de son corps…
Les plongeurs descendaient toujours. Cela valait-il le coup d’aller jusqu’au bout ? N’était-il pas absurde d’imaginer Sobieski prenant la peine de faire couler sa victime ? Le pêcheur avait parlé de cordes, de corps, de pierres. Corso était certain que le peintre-assassin avait lesté sa victime et l’avait laissée filer le long de la chaîne.
Moins trente mètres. Les faisceaux se croisaient toujours devant lui, comme de longues herbes lumineuses oscillant dans les courants. Corso tenta d’accélérer et de se rapprocher des autres — il commençait à être grisé par l’absence totale d’obstacles, il sentait simplement la pellicule tiède qui entourait son corps, discernait les bulles claires, précises, compactes, que son souffle créait, à la manière d’une buée cristallisée. Il avait l’impression d’être en apesanteur, de ne plus exister…
Il planait complètement quand une douleur fulgurante traversa son masque pour exploser au fond de sa bouche. Il lâcha la chaîne et se cambra d’un coup sec. Aussitôt, il plaqua ses mains sur son détendeur. Mais il ne pouvait rien faire : ôter son arrivée d’air équivalait à un suicide. À cet instant, un des plongeurs lui empoigna la main, le deuxième était déjà sur lui et lui arrachait son détendeur. Corso tenta de les frapper — la souffrance, la panique. Ils voulaient le noyer ! C’étaient eux qui lui avaient injecté un poison dans la bouche, ou un gaz toxique dans sa bouteille.
Il sentit l’eau salée inonder sa bouche — mais il ne respirait pas. Douleur ou non, il ne voulait pas boire la grande tasse, se noyer dans cette flotte anglaise. Un des plongeurs lui maintenait la tête — Corso essayait toujours de les frapper, de s’échapper —, alors que le deuxième inspectait l’intérieur de sa bouche remplie d’eau. Il tenta de le mordre mais l’homme lui écartait les mâchoires comme un chasseur de crocodiles.
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