— Attends-moi là, dit-il en se levant et en suivant son collègue dehors.
Corso n’avait pas besoin de sous-titres : on avait retrouvé un corps. Il avait donc vu juste mais, encore une fois, il n’avait pas été à la hauteur. Il n’avait pas su empêcher un nouvel assassinat, qui s’était pour ainsi dire produit sous son nez.
Mais si un nouveau cadavre avait été découvert à Blackpool, reproduisant la mise en scène des corps parisiens, c’était l’indice décisif qu’il cherchait. Il n’aurait plus qu’à cueillir Sobieski à Paris. Sa présence sur les lieux de l’homicide suffirait à entraîner son inculpation en France. Il serait jugé à Paris, non pas pour ce meurtre, mais pour ceux de Sophie et d’Hélène.
Waterston revint dans le bureau, l’air préoccupé. Il lança un coup d’œil étonné à Corso, comme s’il découvrait les nouveaux angles, les nouveaux reliefs d’une statue qu’il avait à peine regardée jusqu’alors.
— Il se passe un truc suspect, bougonna-t-il sans s’asseoir.
— Vous avez découvert un corps ?
— Presque. Un pêcheur, tôt ce matin, a vu une scène étrange : un homme en Zodiac a largué au pied d’une bouée un objet qui ressemblait très fort à un corps nu…
— Cette bouée, c’est où ?
— À deux kilomètres du littoral.
— Il faut aller vérifier.
— Merci du conseil.
Malgré le queer-bashing , Sobieski avait donc tué encore une fois. Mais pourquoi avait-il pris le temps d’immerger sa victime ?
— Je suis désolé mais tu vas devoir m’attendre ici. Si on trouve quelque chose là-bas, je serai obligé de t’interroger à nouveau…
— Emmenez-moi, ordonna-t-il.
— Pas question.
— C’est mon enquête. Je connais le tueur. Je peux vous aider.
Waterston désigna d’un signe du menton l’attelle de Corso.
— Dans ton état ?
Corso l’arracha d’un seul geste.
— Aucun problème.
Deux heures plus tard, ils filaient sur les flots noirs de la mer d’Irlande à bord d’un Zodiac qui se fondait parfaitement dans la mêlée sombre des vagues et des nuages. Corso n’y connaissait rien en bateaux mais cette embarcation devait dépasser les 30 °CV. On ne sentait même pas le relief de la houle, à croire qu’ils volaient au-dessus de l’écume. Pourtant, lorsque Corso se penchait, son regard scrutait des abîmes qui lui glaçaient les os et lui rappelaient les « gouffres crépusculaires » de Victor Hugo.
Waterston avait embarqué deux de ses sbires. Trois autres gars étaient du voyage : le pilote et deux plongeurs, qui allaient devoir barboter dans une eau à 12 degrés au pied de la bouée qui s’appelait — la bien nommée — la « Black Lady ».
Soudain, le pilote coupa les gaz et le Zodiac s’immobilisa. En réalité, il attaqua une série d’oscillations à faire gerber une baleine. Trempé jusqu’à la moelle, Corso se cramponnait d’une main à son banc, son autre bras étant encore douloureux.
Le silence de la mer les cernait alors que le ciel bombardait ses rafales grises à la cadence d’un blitzkrieg. La bouée de balisage était une structure de polyéthylène vert en forme de fusée surmontée d’un feu de signalisation. Elle s’appuyait sur un flotteur circulaire doté d’ailerons sur les côtés. Un machin hideux qui n’avait vraiment rien à raconter — en rupture absolue avec son nom poétique.
Le pilote se mit en « positionnement dynamique », les plongeurs se préparèrent, les flics inspectèrent les alentours de la Black Lady — et lui resta là, frigorifié, à respirer la pluie et les embruns. Le bruit du moteur l’avait assourdi et l’atmosphère grise, où mer et pluie se liguaient en une seule et même trame, lui donnait l’impression d’avoir perdu toute sensibilité. Ce décor — mer atone et ciel fracassé — ressemblait à une anesthésie générale.
— J’aurais jamais dû t’écouter, marmonna Waterston, découragé par le grand large.
— Il a dû immerger le corps là-dessous. Il faut plonger…
Le flic anglais, debout à la proue du Zodiac, caparaçonné dans son ciré, acquiesça avec mauvaise humeur.
— Sous la bouée, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Corso.
Waterston interrogea du regard un des plongeurs.
— Une chaîne, répondit l’homme.
— Cette chaîne est rivée à la roche ? renchérit Corso. À une ancre ?
— Ça dépend des cas. À mon avis, ici, c’est à un énorme bloc de béton.
Corso se décida à se lever, le pas mal assuré, et s’approcha des plongeurs. Il tomba quasiment à genoux devant celui qui lui avait répondu — arc-bouté sur ses bouteilles et sa ceinture de plombs, il vérifiait que tout était sécurisé.
— Je veux descendre avec vous.
— Ça va pas, non ? s’étrangla Waterston en rejoignant à son tour les plongeurs.
Il avait le visage huilé par la flotte, ses rouflaquettes pendaient comme des barbichettes, ses yeux grisaillaient sous ses cils trempés de pluie.
— Je sais pas déjà c’qui m’a pris de t’emmener.
— Waterston, c’est moi qui dirige cette enquête à Paris. Je connais le mode opératoire de Sobieski. Si c’est lui qui a tué cette nuit et transporté le corps jusqu’ici, il faut que je voie la scène de crime in situ . Même sous l’eau, chaque détail aura son importance.
Le flic semblait parti pour hurler mais finalement, il se ravisa. Il tira un paquet de cigarettes de la poche de son ciré, y piqua une clope avec ses lèvres et la couvrit aussitôt de sa main qui tenait toujours le paquet. De l’autre, il fit apparaître un briquet qu’il alluma en se protégeant du vent et de la flotte. Il avait des gestes de magicien qui dissimule ce qui se passe derrière ses doigts. En réalité, des gestes d’Anglais pour qui la pluie est une seconde nature.
— Tu fais pas mentir la légende.
— Quelle légende ?
— Que les Français sont les pires casseurs de couilles que la Terre ait jamais portés.
Corso préféra ne pas le contredire. Autour d’eux, la mer ruminait ses idées noires dans un va-et-vient incessant que rien ne pouvait consoler. Waterston finit par se rasseoir sur le boudin du Zodiac, Corso retourna sur son banc — son projet allait demander une sérieuse négociation.
— Donc, selon toi, le gars a voulu se payer une tranche de fesses à Blackpool, puis il a cédé à ses terribles pulsions et il a tué sa pute, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme.
— Exactement.
— Mais ça lui suffisait pas. En plein milieu de la nuit, il a trouvé un bateau (j’ai lancé mes gars sur le sujet) et il est venu jusqu’ici immerger sa victime sous la bouée.
— Je sais que ça paraît…
— Dément ? Absurde ? Grotesque ? J’crois qu’on peut dire ça, ouais.
— Mais vous avez un témoignage.
— Très vague : t’as lu comme moi la déposition.
Le pêcheur n’avait vu qu’une silhouette à bord d’un bateau non identifié, qui balançait une forme pâle et « recroquevillée » à la baille. Quand le témoin s’était décidé à venir voir de plus près de quoi il retournait, le bateau avait disparu et la bouée n’offrait aucun signe suspect — exactement comme maintenant.
— C’est déjà un miracle, continuait l’ inspector , que je demande à mes gars d’aller se geler les couilles dans une flotte qui avoisine les 10 degrés.
— Je suis certain qu’on va trouver quelque chose. Il faut que je plonge avec eux !
— Et pourquoi je te laisserais descendre ?
— On y va ou quoi ?
Le plongeur était maintenant debout, il avait enfilé sa capuche de néoprène noir et endossait ses bouteilles. Les brefs coups d’œil qu’il lançait aux deux négociateurs exprimaient l’impatience.
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