— Non, j’ai une stratégie.
— T’as assez fait de conneries comme ça.
— Écoute-moi. Demain, on libère Sobieski. Avant, je deale avec lui.
Bompart le regarda avec consternation.
— C’est sûr que t’es en position de négocier.
Corso fit comme s’il n’avait pas entendu :
— Cette histoire de photos fout en l’air notre preuve majeure mais c’est aussi un acte répréhensible.
— Surtout pour Ludo.
— Pour Sobieski aussi. Corruption de fonctionnaire, vol de pièces à conviction et j’en passe. Avec son passif, il retournera au trou.
— Comme si on n’avait pas assez d’emmerdes. Provoque la colère de tous les intellos de la rive gauche et des journaleux de la rive droite, je t’en prie.
Corso lui serra le bras.
— J’ai été le voir en cellule. Il joue les gros bras mais il est terrifié à l’idée de retourner en taule. On lui propose de la fermer. De notre côté, on lui lâche la grappe et on sauve les miches de Ludo.
Bompart lui lança un regard oblique — elle se tenait les deux mains serrées sur le parapet comme un capitaine à la proue de son navire.
— Il marchera ?
— J’en suis certain. On oublie les photos, les tableaux, et on repart de zéro.
— Y a les PV.
— Les PV sont toujours chez Krishna.
— Et le proc ?
— On lui dit qu’on est allés trop vite, qu’on est habillés trop léger pour déférer Sobieski devant un juge.
Bompart fixa la Seine en direction du pont Saint-Michel. Le soir tombait et dans d’autres circonstances, la scène aurait pu être charmante. Corso, lui, regardait sa marraine : la reine des flics avait été jolie mais le temps était passé par là. Le temps et les crimes. Aux méfaits des années, s’étaient ajoutés les meurtres, les viols, les trafics… À force de sonder la noirceur humaine, Bompart avait perdu tout éclat, à l’extérieur comme à l’intérieur. Crispée sur ses désillusions, rongée par les déceptions, elle n’était plus qu’un noyau d’amertume qui votait Le Pen et souhaitait le retour de la peine de mort. Ravages de l’âge, ravages de l’âme…
En l’observant du coin de l’œil, Corso cherchait à se souvenir de la fois où ils avaient couché ensemble. Ils s’étaient retrouvés dans un hôtel minable du côté de Maubert-Mutualité. Ils portaient tous les deux leur arme de service et s’étaient empêtrés dans leur holster. Tout ce dont il se souvenait à présent, c’était du sentiment de ridicule et d’erreur sinistre qui l’avait tenaillé alors.
— Et Ludo ?
— Je viens d’me le faire.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Des histoires de flambe, de nanas, des conneries.
— C’était la première fois ?
— C’est ce qu’il jure mais il ment.
— Tu me dégages cette ordure.
— Pas tout de suite. On attend que ça se tasse et il nous file sa dém’.
Bompart acquiesça. Elle était d’accord avec la clémence de Corso mais elle aurait aimé prendre la décision elle-même.
— Il sait quelque chose sur Sobieski ?
— Non. Ils se sont connus dans une boîte à partouzes. Le peintre a juste dit à Ludo qu’il était preneur de ce genre de photos : des cadavres, du sang, de la misère… À n’importe quel prix.
— Combien il s’est fait ?
— 10000 la photo. Il était couvert de dettes.
La chef de la Crime lui balança un coup d’œil.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Faut laisser retomber le soufflé.
Bompart exhala un soupir qui avait valeur de point d’orgue.
— Je vais téléphoner au proc, conclut-elle d’une voix lasse. Je vais faire mon mea culpa et expliquer qu’on a été trop vite. Il lèvera la garde à vue ce soir.
Il allait repartir quand elle l’attrapa par la manche.
— J’crois qu’t’as pas compris, là. Si on règle cette affaire, c’est juste une emmerde de moins. Tu dois trouver l’assassin.
— C’est Sobieski.
— Alors, sors-toi les doigts du cul et fais-le tomber.
Corso fila directement au dépôt. Il demanda aux bleus de lui amener le peintre menotté dans la salle des fouilles — ils seraient tranquilles, loin des yeux et des oreilles, dans cette pièce carrelée qui ressemblait à un vestiaire de piscine.
Quand Sobieski l’aperçut, il se raidit.
— J’suis pas libéré ? demanda le peintre.
Corso fit signe au policier de les laisser. Le claquement de la porte ébranla encore le détenu.
— Assieds-toi, ordonna-t-il en désignant le double banc central.
Sobieski ne bougea pas. Menottes aux poignets, secoué de tics, Sob la Tob avait perdu de sa superbe.
— J’vais tout balancer au juge, putain d’enfoiré. Quand j’serai libéré, j’irai tout baver aux médias. Putain, je…
Corso l’attrapa par l’épaule et le força à s’asseoir.
— Assis, j’te dis ! (Il s’installa à ses côtés.) J’ai parlé au proc et je lui ai tout expliqué.
— T’as dû oublier quelques détails, ricana Sobieski.
— Non, j’lui ai expliqué comment t’as piraté le site de l’Identité judiciaire et piqué des photos de nos affaires criminelles.
— Qu’est-ce que tu me chies ?
Corso prit un ton conciliant :
— J’lui ai assuré que c’était innocent de ta part. Tu pensais pas à mal. Tu es un artiste. Tu cherches simplement des sujets d’inspiration…
— Tu racontes n’importe quoi, j’ai même pas de portable.
— Non, mais t’as un ordinateur. J’ai envoyé chez toi une équipe de geeks de l’IJ qui se sont fait un plaisir de pirater leur propre site pour te faire tomber.
— Putains d’enfoirés !
— Calme-toi. Tout peut encore s’arranger.
Sobieski se ratatina au bout du banc, le regard torve. Il paraissait vieux et essoré, mais encore capable de bondir comme une bête traquée.
— Personne est au courant pour les tableaux.
Au fond de ses orbites, une lueur s’alluma, vitreuse, frémissante.
— On va dire au proc qu’on s’est un peu précipités. On va lui parler de tes liens avec Sophie et Hélène, du carnet d’esquisses, de Goya. Mais comme tu le sais, tout ça, c’est de l’indirect. Avec un peu de chance, tu sors ce soir.
— Tu racontes que d’la merde, cracha le peintre. C’est moi qui vais vous foutre en taule. J’ai conservé les photos que vous m’avez vendues, vous, les flics. J’ai le film où on te voit pénétrer chez moi par effraction. Putain, vous êtes morts.
Corso acquiesça d’un signe de la tête, sans se départir de son calme — la seule stratégie pour convaincre l’ennemi.
— T’as quelques biscuits, c’est vrai, mais nous aussi. J’ai parlé avec Ludo, mon grand. Il m’a donné la liste de tout ce qu’il t’avait vendu. Mes geeks sont en train de foutre les clichés dans la mémoire de ton Mac. On t’a rien vendu, tu nous as tout piqué. C’est aussi simple que ça.
— J’vais pas m’laisser faire. Vos bidouillages informatiques tiendront pas la route face à des experts et…
— La magie de la combine, c’est que c’est précisément nos geeks qui seront appelés pour vérifier ton Mac.
— Enfoirés, marmonna-t-il. J’ai d’autres preuves, j’ai…
— Je doute que Ludo t’ait signé des reçus. Ça sera ta parole contre la nôtre. Avec tes antécédents, y aura pas photo.
— Vous vous protégez entre vous, tas d’enculés.
Stéphane posa une main sur l’épaule de Sobieski, amicale.
— Du même coup, on te protège aussi. Vaut mieux que tout le monde oublie cette affaire.
— Qu’est-ce qui me prouve que vous allez pas m’entauler pour piratage ?
— C’est pas le sujet, Sobieski. Quand je t’arrêterai, ça sera pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. Et ça devrait pas tarder, crois-moi. T’as juste gagné un sursis.
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