— Et l’étau ?
— On l’a démonté et emporté pour analyses. Mais sur place, on l’a déjà passé au Bluestar et ça n’a rien donné.
— Il a un autre atelier, c’est évident. T’as étudié ses comptes en banque ?
— J’ai commencé mais la perquise m’a grillé la fin de la nuit et la matinée.
— Retournes-y. Il doit louer un truc ou il a acheté un espace.
— Au fait, j’ai aussi contacté Mathieu Veranne, il ne connaît pas Sobieski.
Corso revoyait le marquis de Sade à gueule de limande. Si ce gars-là n’avait jamais entendu parler du suspect, ça signifiait que l’ex-taulard n’avait aucun contact avec le milieu du bondage à Paris. Sobieski pratiquait en solo — et selon ses règles.
— Vous avez trouvé du matos SM chez lui ?
— Pas le moindre bout de ficelle.
Barbie, d’ordinaire offensive, semblait déstabilisée — ils avaient crié victoire trop vite. Peut-être même commis une grave erreur en arrêtant Sobieski…
— Stock ?
— Elle continue à interroger ses proches, ses amis, mais à part ses histoires de cul, le mec semble irréprochable.
— Ludo ?
— Toujours à la perquise, il gère le bouclage des scellés…
— On a des nouvelles de l’avocat de Sobieski ?
— Non.
Pourquoi l’enfoiré n’avait pas encore lâché son chien sur eux ? Pourquoi les représailles tardaient-elles ? Le bavard avait reçu les images de Corso en pleine fouille illégale, il aurait déjà dû débouler au 36 pour exiger la libération de son client.
S’il ne bougeait pas, c’était qu’il avait des ordres. Sobieski attendait quelque chose — mais quoi ?
— Retourne à tes chiffres, dégote-moi un indice. Où sont les tableaux ?
— Les tableaux ?
— Ceux de Sophie et d’Hélène.
— À l’IJ, je crois.
Corso partit en direction du labo. Il traversa la cour, remonta un nouvel escalier et emprunta le couloir du SCIJ (Service central d’identité judiciaire), qui évoquait une sorte de musée du crime à l’ancienne.
La phrase de Sobieski ne cessait de tourner dans sa tête : « Regarde bien mon tableau… La solution est à l’intérieur. » Ce con était foutu d’avoir dissimulé un message dans sa toile — un truc explosif qui allait l’innocenter ou au contraire aggraver son cas.
Corso pénétra dans la salle principale de l’IJ, qui ressemblait à un des laboratoires décatis du Jardin des Plantes. Des paillasses, des becs Bunsen, quelques centrifugeuses pour faire moderne : on était loin d’un site futuriste façon Les Experts .
Il salua rapidement les techniciens qui s’affairaient sur leur ordinateur ou leur microscope. Il n’avait jamais rien compris à la police scientifique et le seul fait de venir dans ce repaire lui filait mal à la tête.
Un gars en blouse blanche vint à sa rencontre — coupe blonde de Playmobil, figure large à l’expression timorée, carrure de flûte à bec : vraiment pas taillé pour le terrain.
— Je suis le lieutenant Philippe Marquet. Je peux vous aider ?
Corso se présenta et demanda à voir les tableaux de Sobieski.
— Ils sont en cours d’analyse. Suivez-moi.
Ils passèrent dans une autre pièce. Les pieds s’enfonçaient dans des lattes de parquet déchaussées. L’ambiance rappelait plus que jamais une salle de classe de physique-chimie de la fin des années 70.
Le tableau de Sophie était fixé sur un chevalet de métal. Sur les deux techniciens qui s’agitaient autour de l’œuvre, il en connaissait un de longue date, Nicolas Laporte, un coordinateur avec lequel il avait souvent bossé, intelligent, connaissant son affaire, mais syndiqué et éternel râleur — pas du tout son genre.
— Ça donne quoi ? lui s’enquit-il.
— Rien de spécial. D’après les analyses des huiles et des vernis, Sobieski a dû achever ce tableau y a une semaine.
Sobieski avait donc peint son témoignage dans la foulée du meurtre, le boulot avait dû lui prendre deux ou trois jours. Ensuite, il avait préparé l’assassinat d’Hélène Desmora — l’esquisse de l’œuvre —, puis il était passé à l’acte. Tout ça se tenait mais les paroles du suspect résonnaient encore sous son crâne : « La solution est à l’intérieur… »
— C’est tout ce que tu peux me dire ? demanda-t-il en observant la toile avec attention.
Laporte attaqua une série d’explications techniques qu’il n’écouta pas. Penché au-dessus de la « nature morte », il se concentrait sur le moindre détail.
Sobieski avait joué l’hyperréalisme — la cambrure horrible du corps, les torsades des sous-vêtements devenus liens meurtriers, la bouche transformée en plaie béante, les cheveux épars sur le ciment… Le peintre n’avait oublié aucun détail : de la pierre dans la gorge, dont on apercevait l’arête, aux côtes saillantes prêtes à percer la chair…
— C’est quoi, le truc à droite ? fit-il.
— Quel truc ?
— L’angle noir, là.
Corso désignait une curieuse forme rectiligne dépassant en bas du côté droit du tableau, un élément qui ne semblait ni en terre ni en ciment et qui tranchait avec le reste.
Laporte chaussa des lunettes et regarda de plus près encore.
— Merde, finit-il par dire en se relevant.
— Quoi ?
Il ôta ses lunettes et regarda durant quelques secondes Corso. À cet instant, le flic comprit lui aussi.
— On est morts, conclut simplement Nicolas Laporte.
Corso convoqua Barbie dans son bureau.
— Le ver est dans le fruit.
— Comprends pas, fit la fliquette.
— Sobieski n’a pas peint ces scènes d’infraction in situ mais d’après des photos de l’IJ. Ses modèles sont des clichés de l’IJ. Il a même pris soin de représenter un angle d’une mallette en polypropylène des scientifiques qui apparaît dans le champ.
— Tu veux dire…
— Quelqu’un lui a donné ou vendu ces images.
— Il a très bien pu peindre ce détail pour s’innocenter…
— Non. Avec Laporte, on a retrouvé le cliché que Sobieski a copié. Le doute n’est pas permis.
Le premier mec à interroger était le photographe de l’IJ présent sur le site de la déchetterie de la Poterne des Peupliers le 17 juin dernier, et également à Saint-Denis sur le terrain vague, Benjamin Nguyen, 29 ans, officier de police à l’IJ depuis quatre ans. Nicolas Laporte se portait garant de lui mais on allait le cuisiner à fond.
De son côté, Barbie allait retracer les dossiers numériques : chaque consultation était mémorisée. On pouvait savoir qui, quel jour et à quelle heure, avait regardé tel ou tel cliché. Mais Corso penchait plutôt pour des tirages papier qu’un salopard aurait vendus en loucedé. Une fois imprimées, les images n’étaient plus traçables.
Le gros morceau, c’était de cuisiner les hommes de Bornek. C’étaient eux qui dirigeaient l’enquête au moment où la photo de Sophie Sereys avait été a priori vendue. Il y avait donc de fortes présomptions pour que le salopard soit parmi eux.
En fait, un autre cliché avait ensuite été vendu, celui d’Hélène Desmora. On pouvait donc soupçonner tout le service de l’IJ, les hommes de Bornek et, pourquoi pas, ceux de Corso…
— Tu les connais ? demanda-t-il à Barbie.
— Quelques-uns.
— Ils sont kasher ou non ?
— On n’est jamais sûr.
Corso secoua la tête avec fatalisme. Depuis le début de l’enquête, un flic était en contact avec celui qui était devenu leur suspect numéro un. Ça signifiait aussi, accessoirement, que Sobieski n’était pas l’assassin. Corso refusait d’y penser pour l’instant.
— On doit remonter à la source du fric.
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