— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Sobieski a acheté ces tirages. Il les a payés. L’argent a dû laisser une trace.
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il a fait un virement au Trésor public ?
Barbie avait raison. Tout ça s’était passé sous le manteau, en cash.
— Checke tout de même ses comptes en banque. Il a peut-être retiré de grosses sommes aux dates qui nous intéressent.
La fliquette paraissait sceptique — il l’était aussi. L’urgence était d’éviter le scandale intra-muros. Corso décida de prendre le taureau par les cornes, c’est-à-dire Sobieski par les couilles.
— Je reviens tout à l’heure, fit-il sans donner plus d’explications.
Il dévala les escaliers et se retrouva dans la cour de la PJ. Sobieski était au dépôt, dans les sous-sols du Palais de Justice. Au terme de sa garde à vue, il allait être auditionné par le juge qui l’inculperait. Alors seulement il aurait droit à un « transfèrement » (les flics parlaient un français un peu spécial), c’est-à-dire un aller simple pour une maison d’arrêt.
Corso passa les sas, franchit les portes, traversa ces basses-fosses du tribunal dont toute l’architecture était fondée sur le grillage. Fenêtres, portes, passerelles, tout était protégé pour éviter que les fauves ne puissent causer le moindre problème durant leur bref passage.
Dans sa cellule, Sobieski portait toujours son survêtement blanc à bandes dorées mais n’avait plus de chapeau. Sa tête avait l’air d’avoir réduit de moitié. Il haussait les sourcils — toujours en toit de chiottes — et son front plissait, révélant des générations de rides, de rage, de désillusions.
— Où t’as eu ces photos ?
— De quoi tu parles ?
Sa tempe gauche était bleuie, sa joue droite tuméfiée. Des éclaboussures de sang souillaient le col de sa veste. Les retrouvailles avec les keufs avaient été difficiles.
— Joue pas au con, ordonna Corso en s’asseyant à ses côtés. Tu t’es procuré une photo de Sophie Sereys à la Poterne des Peupliers, puis une autre d’Hélène Desmora sur son terrain vague. Tu t’es contenté de les copier, allant jusqu’à reproduire sur la première une mallette de l’IJ qui traînait là.
Sobieski eut un large sourire, dévoilant ses dents à la peine et ses gencives gorgées de sang.
— Mon assurance santé.
— Comment tu t’es procuré ces images ? Je peux te faire tomber pour entrave à la justice et corruption de fonctionnaire.
— Je suis mort de frousse. Tu m’as entaulé ici pour deux meurtres. Tu vas être obligé de me libérer dès demain et d’avouer à tous comment les fonctionnaires de police arrondissent leurs fins de mois. Corso, tu me fais de la peine. Ton urgence maintenant, c’est de sauver tes miches.
Sous les néons, les ombres du visage de Sobieski tombaient comme des stalactites noires. Par les vitres de la porte, Corso pouvait voir la tête du planton qui surveillait la scène. À l’évidence, Sobieski avait déjà fait des siennes.
— Tu les as achetées combien ?
— Pourquoi ? T’en as d’autres à me proposer ?
— Réponds.
— Tout a un prix, Corso. Et la probité d’un flic, sur le marché actuel, c’est pas ce qu’y a de plus cher.
— Qui te les a vendues, putain ?
— Je suis pas une balance.
— Tu protèges un flic ?
Sobieski se pencha. Gros plan sur sa peau qui semblait lisse comme du cuir. Cette chair s’était refermée il y a longtemps pour ne plus subir aucune attaque du monde extérieur.
— Je sais que t’as enquêté sur moi à Fleury. Là-bas, on m’appelait « le Juge ». On t’a dit pourquoi ?
— Parce que tu faisais respecter des règles à la con.
— Des règles que j’avais instaurées.
— Elles sont aussi valables pour les flics ?
— Pour les flics qui dealent avec moi, oui. Ceux-là sont sous ma protection.
Corso se retint pour ne pas le coller au mur.
— Si tu veux t’innocenter, tu seras obligé de nous lâcher le nom.
Sobieski éclata franchement de rire.
— M’innocenter ? Le seul coupable, c’est celui qui m’a vendu ces tirages. J’suis pas inquiet, tu vas le trouver mais je le balancerai pas.
Corso ne trouva rien à répondre.
— Ton seul vrai problème, reprit Sobieski d’un ton conciliant, c’est que j’ai pas tué ces femmes. Tu t’es planté sur toute la ligne, Corso, et t’as intérêt à me libérer fissa avant d’être la risée de tout Paris.
Corso fit un effort surhumain pour, juste un instant, se glisser dans la peau de l’ordure.
— Admettons que tu n’aies rien à voir avec cette affaire, pourquoi t’être procuré ces images ? Pourquoi en faire des tableaux ?
— C’est l’genre de trucs qui m’inspirent. C’est mon univers.
Corso se leva et contrôla sa voix :
— Je vais te dire, Sobieski. Tes témoins, tes alibis, tes combines avec les flics du 36, tes admirateurs, ça te sauvera pas. Je sais que t’as tué ces filles et tu vas payer pour ces meurtres, j’te le jure.
En rentrant au 36, il tomba sur Barbie — ou c’est plutôt elle qui se jeta sur lui. Elle l’emmena, presque de force, sur le toit du dernier étage et referma la porte avec précaution. Elle attendit encore quelques secondes derrière pour vérifier que personne ne les suivait.
Debout sur la pente de zinc, Corso sortit une cigarette, dérouté par ces excès de prudence.
Barbie revint vers lui — elle lui arrivait à la poitrine mais la pente accentuait encore cette différence.
— J’ai parcouru les comptes en banque de Sobieski. Il n’en ressort rien sinon qu’il est très riche. Il utilise jamais de cartes de crédit ni de chèques. Il sort seulement des sommes importantes de cash. Donc on oublie cette piste. Impossible de savoir quand et avec quoi il a payé la balance.
— Encore une bonne nouvelle.
— Tu t’souviens que Sobieski a pas de portable ?
— J’y crois pas une seconde.
— T’as tort. Selon Stock, pour communiquer, il utilise des techniques à l’ancienne. Par exemple, y a un troquet dans le XI e, près de la rue Saint-Maur, L’Hippocampe, où on peut lui laisser des messages.
— Comment tu le sais ?
— Toujours Stock. Bref, j’y suis allée et j’ai cuisiné le patron pour savoir si un gars aux allures de flic avait pas laissé un mot y a une quinzaine de jours. Le patron avait la mémoire floue mais il s’est souvenu d’un mec qui est passé deux fois, y a deux semaines puis y a quelques jours…
— Quel signalement ?
— Une grande asperge avec une touffe de cheveux crépus et roux. Un gars qu’a l’accent du Sud et qui parle que de rugby. Ça te rappelle quelqu’un ?
— C’est un cauchemar.
Au pied de Notre-Dame, entre le pont Saint-Michel et le Petit-Pont-Cardinal-Lustiger, la Seine, déjà fendue en deux par l’île de la Cité, s’amenuise encore. Au fleuve large et souverain, succède une rivière ceinturée par les hauts remparts des rives où, comme par hasard, sont toujours stationnées une poignée de péniches, donnant un air de canal à ce bras étroit et intime.
Quand Corso l’avait appelée pour un « briefing de crise », Bompart l’avait aussitôt emmené dehors, sur le quai des Orfèvres, qui en avait entendu d’autres. Le flic avait résumé la situation et Bompart avait décidé de poursuivre leur marche. Ils avaient traversé le parvis de Notre-Dame parmi les touristes, les amateurs de roller et les soldats antiterroristes, puis ils s’étaient arrêtés sur le Petit-Pont, trouvant là une atmosphère de confessionnal qui convenait bien à la situation.
— C’est un cauchemar, répéta-t-elle en allumant une cigarette.
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