L'étudiant s'était renseigné, et on lui avait dit qu'il s'agissait d'un précieux exemplaire pour bibliophiles pouvant, dans une vente aux enchères, atteindre un prix à six chiffres.
- La mise à prix est de cinquante mille euros ! Qui dit mieux ?
Le commissaire-priseur arborait une mine grave tandis qu'il laissait son regard errer sur l'assistance. Un journal avait estimé la valeur de ce livre dont le contenu sentait le soufre, à cent mille euros.
- Cinquante-cinq mille ! Soixante ! Soixante-cinq ! Soixante-dix ! Soixante-quinze ! Quatre-vingts ! Quatre-vingt mille euros une fois !
Silence.
- Quatre-vingt-cinq !
Le commissaire-priseur pointa le doigt sur un homme en costume croisé gris qui était assis au premier rang.
- Cent mille euros ! fit une assistante qui était en communication téléphonique avec un client.
- Cent mille euros une fois !
À partir de là, une bataille d'acquéreurs potentiels se déchaîna. En l'espace de quarante secondes, entre la salle et le téléphone, le prix grimpa à deux cent trente mille euros.
- Deux cent trente mille euros, répéta le commissaire-priseur avec un calme feint. Deux cent trente mille une fois... Deux cent trente mille deux fois...
Soudain un homme assis à côté de Malberg sembla se réveiller. Il était pâle, il avait les cheveux peignés en arrière et tenait le numéro 22 à la main.
- Deux cent trente-cinq mille pour le monsieur du dernier rang. Une fois, deux fois - plus personne ? Adjugé ! Vendu !
Des applaudissements s'élevèrent dans la salle, comme chaque fois qu'une somme élevée était atteinte.
Malberg regarda son voisin. Celui-ci gardait le regard rivé devant lui, comme si tout cela ne le concernait pas. Par la suite, l'inconnu ne se départit pas de son immobilité lorsque des incunables de grande valeur furent mis en vente.
- Pardonnez-moi de vous adresser ainsi la parole, commença Malberg en se tournant vers son voisin au visage pâle. Vous êtes collectionneur ?
L'inconnu tourna la tête vers lui comme un automate et le regarda de ses yeux profondément enfoncés dans les orbites avant de répondre, sur un ton qui était froid sans être inamical :
- Je crois que cela ne vous regarde pas, monsieur.
Son allemand était parfait, bien que teinté d'un léger accent italien.
- Bien sûr, répondit Malberg considérant déjà que l'échange était terminé.
Mais l'homme pâle engagea à nouveau la conversation :
- Qu'est-ce qui vous fait dire que je suis un collectionneur ?
- Eh bien... fit Malberg qui avait du mal à formuler sa réponse. Il n'y a qu'un collectionneur qui puisse débourser une somme aussi faramineuse pour un livre dont la valeur reste à déterminer.
- Vous voulez dire que le livre pourrait être un faux ?
- Absolument pas. Ce qui distingue le marché du livre du marché de l'art, c'est que les faux y sont extrêmement rares. Vous connaissez sans doute cette phrase de Camille Corot. Cet artiste a peint dans sa vie plus de deux mille tableaux ; or il en existe trois mille, rien qu'en Amérique. Non, contrefaire un livre datant des débuts de l'imprimerie serait bien trop compliqué. Et puis, il est facile de dater avec précision du papyrus ou du papier.
- Vu sous cet angle, l'ouvrage de Mendel est relativement récent !
- Justement. Sa valeur repose sur le fait qu'il soit unique, tant de par son histoire que de par son contenu.
Celui que Malberg avait pris pour un collectionneur parut subitement intrigué.
- Vous connaissez le contenu du livre ?
- Oui. Ou plutôt non. J'ai seulement une vague idée de ce qui y est dit.
- Tiens donc, fit l'inconnu, arborant un sourire condescendant qui exprimait moins son contentement que son savoir et sa supériorité. Alors, vous en savez plus que moi, ajouta-t-il avec ironie.
Il était évident que cet homme ne le prenait pas au sérieux. Malberg trouvait son attitude désagréable. Il se pencha vers son voisin pour lui chuchoter :
- Seuls quelques rares bibliophiles - et ce ne sont même pas des experts - connaissent l'existence de ce livre de Gregor Mendel. Pourtant, cet ouvrage est parmi les plus importants qui aient jamais été écrits. Mais on le croyait disparu. De plus, il a été rédigé en langue cryptée, ce qui explique qu'il soit tombé dans l'oubli. Pas étonnant, du coup, que le livre et son contenu donnent lieu aux spéculations les plus folles. Mais vous le savez certainement déjà depuis longtemps. Les journaux n'arrêtent pas d'en parler.
- Non, non ! fit l'homme pâle, qui paraissait tout à coup impressionné. Vous semblez en savoir plus que ce qui est écrit dans les journaux. Je me demande seulement d'où vous tenez tout ce savoir...
Ce fut au tour de Malberg d'arborer une certaine arrogance pour répondre, avec un sourire délibérément condescendant :
- J'ai fait des études de bibliothécaire et j'ai rédigé un mémoire sur les ouvrages disparus de la littérature mondiale. Le Peccatum octavum , le livre de Gregor Mendel, en fait partie. Je ne pouvais pas me douter qu'un jour, un exemplaire de cet ouvrage referait surface.
Il était presque midi, et la conversation menée à voix basse par les deux hommes dans la dernière rangée commençait à agacer certaines personnes dans la salle.
- Me feriez-vous l'honneur de venir déjeuner avec moi ?
Malberg nota l'élégance avec laquelle son voisin s'exprimait.
- Avec plaisir, répondit-il, sans se douter de l'aventure dans laquelle ces deux petits mots allaient le précipiter.
La brasserie était située au pied d'un ensemble d'immeubles d'architecture postmoderne froide et sobre. Elle était connue pour l'excellence de sa cuisine méditerranéenne.
Entre les pâtes et la dorade grillée que le serveur leur avait recommandées, l'inconnu reprit le sujet de la conversation entamé lors de la vente :
- Vous pensez donc qu'il ne sera pas facile de traduire ce livre écrit dans une langue étrange ?
- Effectivement. Autant que je me souvienne, Friedrich Franz, moine à l'abbaye Saint-Thomas de Brünn, a laissé dans un de ses ouvrages un indice concernant le livre mystérieux de Gregor Mendel. Cet indice concerne aussi bien le contenu du livre que la langue chiffrée. Il ne tenait pas, semble-t-il, à ce que ses frères de l'abbaye eussent connaissance du résultat de ses recherches.
- Connaissez-vous la signification du titre du livre ?
L'inconnu arborait un sourire plein de suffisance.
- Pour être franc, non.
- Alors, j'ai déjà ce privilège !
Malberg ne put s'empêcher de dire :
- Je serais curieux d'en connaître le sens !
L'inconnu se redressa comme un prédicateur et répondit avec un air théâtral :
- La théologie de la morale décrit sept péchés capitaux : l'orgueil, l'avarice, la colère, l'envie, la gourmandise, la luxure, l'orgueil et la paresse. D'après Matthieu, chapitre 12, Jésus a dit que le péché et le blasphème seraient pardonnés aux hommes. Mais l'évangéliste évoque un autre péché, le huitième, le péché contre le Saint-Esprit. Et celui-ci, dit Jésus, ne sera pas pardonné, ni dans ce siècle ni dans les siècles à venir.
Malberg regarda longuement l'homme assis en face de lui.
- Vous êtes théologien ? finit-il par demander.
- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
- Vous employez des expressions que seul un théologien emploie.
Son interlocuteur se contenta de hausser les épaules. Au lieu de répondre, il poursuivit :
- Durant des siècles, les théologiens se sont perdus en conjectures pour comprendre la teneur du péché contre le Saint-Esprit. Ma conviction est que, dans son livre, Gregor Mendel répond à cette question.
- À ma connaissance, dit Malberg, le Saint-Esprit représente dans la Bible le savoir et la connaissance par excellence. Et cela signifie que Mendel aurait découvert ce qu'il aurait mieux fait de ne pas découvrir. L'interdiction prononcée par le pape va dans ce sens. Un homme étrange, ce Gregor Mendel, vous ne trouvez pas ?
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