- Vous voulez dire que je peux reprendre mon job de reporter auprès de la police judiciaire ? demanda-t-elle, abasourdie.
- C'est tout à fait cela. Dans ce domaine, les bons reporters ne sont pas légion. Ces dernières semaines, ici, on ne pouvait que le constater.
De telles paroles dans la bouche d'un homme comme Bruno Bafile étaient un compliment, voire un éloge. En effet, la reconnaissance des talents n'était pas le fort du rédacteur en chef. Au contraire, il avait une fâcheuse tendance à épingler en public les faiblesses de ses collaborateurs.
Caterina ne savait trop comment interpréter les propos de Bafile. Il l'avait mutée, sans autre forme de procès, d'une minute à l'autre, dans un autre service. Que signifiait donc ce brusque revirement ?
L'étonnement de Caterina agaçait visiblement Bruno Bafile. Il se mit à brasser sans motif les feuilles étalées sur son bureau et lui dit, comme si les mots se bousculaient pour sortir de sa bouche :
- Il est possible que je ne me sois pas conduit correctement. Mais, croyez-moi, la pression était énorme. Pour être franc, je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé.
Bafile enleva ses grosses lunettes pour nettoyer les verres avec son mouchoir.
- Vous ne croyez pas vous-même ce que vous me dites là ! rétorqua Caterina, étonnée de sa propre hardiesse.
- L'ordre venait de très haut, ajouta Bafile en continuant d'astiquer les verres de ses lunettes. J'ai subi des menaces. Le Guardiano devait cesser d'écrire sur l'affaire Marlène Ammer. Qu'auriez-vous fait à ma place ? Je savais pertinemment que vous n'êtes pas du genre à lâcher le morceau. C'est donc si difficile à comprendre ?
- Oui, rétorqua Caterina. Mais ce que je saisis encore moins, c'est pourquoi l'affaire ne présente tout à coup plus de risques. Qu'est-ce qui a changé ?
Bafile remit ses lunettes et ouvrit le tiroir de son bureau. Il prit du bout des doigts une feuille de papier qu'il tendit avec dégoût à Caterina :
- Ceci devrait suffire à répondre à vos questions.
La jeune femme saisit la feuille. Il s'agissait d'un nouveau contrat de travail stipulant sa nomination en tant que rédactrice en chef, reporter en charge des affaires judiciaires et chargée de mission, le tout assorti d'une augmentation de cinq cents euros.
- Y a-t-il des conditions à respecter ? demanda-t-elle après avoir survolé le contrat.
- Des conditions à respecter ? Aucune.
- Je peux donc poursuivre mes investigations comme bon me semble sur l'affaire Marlène Ammer ?
Bafile leva les yeux vers Caterina.
- Faites ce que vous pensez être juste. Cette affaire sera de toute manière élucidée prochainement, d'autant qu'un magazine allemand s'en est déjà emparé. À présent, mettez-vous au travail.
- O. K., chef !
Caterina se retourna et son regard tomba sur le magazine allemand Stern qui dépassait du tas de papiers empilés sur le bureau de Bafile. L'hebdomadaire titrait :
La mort du secrétaire d'un cardinal !
- Vous pouvez le prendre, dit Bruno Bafile qui avait remarqué le coup d'œil intrigué de Caterina.
- Merci, chef !
Caterina prit le magazine et quitta la pièce.
Voilà une journée de travail qui démarrait sur les chapeaux de roues. Caterina avait à nouveau l'impression que sa vie venait de changer du tout au tout en l'espace de quelques minutes.
Bizarre : elle retrouvait son ancien job, qui plus est avec une promotion et une augmentation ; et, pour couronner le tout, les interdictions concernant ses enquêtes étaient levées. Pourtant, elle ne débordait pas de joie, elle n'éprouvait même pas de satisfaction.
Elle ressentait une certaine méfiance et elle manquait subitement d'assurance.
Elle se plongea d'abord dans la lecture de l'article de ce magazine allemand aussi réputé pour son sérieux que pour son penchant à traiter des sujets délicats.
Elle lut sans difficulté le texte en allemand. Elle avait appris cette langue au lycée, et ses relations avec Lukas lui avaient permis de consolider sa connaissance de la langue de Goethe.
Lorsqu'elle eut terminé, elle marqua une pause et réfléchit.
L'article n'évoquait pas de lien possible entre la mort de Soffici et l'assassinat de Marlène Ammer.
Son nom n'était même pas cité, pas plus que les mystérieuses circonstances de sa mort.
Comment Bruno Bafile en était-il arrivé à faire le recoupement entre les deux affaires ?
53
La salle de l'hôtel des ventes Hartung & Hartung sur la Karolinenplatz à Munich était comble. Les conservateurs des grandes bibliothèques européennes, les libraires, les bouquinistes venus d'outre-mer et bien sûr les collectionneurs à l'affût de bonnes occasions y étaient assis en rangs serrés.
Le commissaire-priseur avait fort à faire. En l'espace de trois jours, ce petit homme frêle, soigné, aux cheveux clairsemés, avec ses lunettes à monture dorée, allait proposer deux mille cinq cent quarante articles aux enchères : des livres, des manuscrits et des autographes.
Malberg était venu ici pour renouveler son stock de livres anciens. Comme à son habitude, il avait pris place dans la dernière rangée.
Cela faisait partie des tactiques des professionnels qui pouvaient ainsi observer les autres acquéreurs et adapter leur comportement aux leurs.
Pour dix-huit mille euros, Malberg avait acquis un bréviaire à dix-sept lignes datant de 1415 : enchère de départ, seize mille euros.
Un achat bon marché si l'on considérait l'écriture manuscrite en latin, les bordures de couleur et les initiales rouges et or. À la revente, il ferait la culbute sans problème.
Il manqua l'achat d'un herbier de Hieronymus Bosch, datant de 1577 et qui provenait de l'abbaye de Weingarten. Le livre relié en cuir pleine fleur était illustré de nombreuses lithographies originales ; il passait pour l'un des plus beaux herbiers du seizième siècle. Depuis son impression, on connaissait tous ceux qui en avaient été les propriétaires.
Un livre de ce genre avait un prix, estimé à trente mille euros. Malberg n'était pas prêt à le payer si cher. Il arrêta de surenchérir à vingt mille euros.
Les enchères allaient bon train. Lorsque deux heures plus tard le commissaire-priseur passa au numéro 398 du catalogue, un murmure parcourut la salle.
Ce livre datant du dix-neuvième siècle, habilement mis en valeur par le commissaire-priseur, avait fait couler beaucoup d'encre depuis quelque temps. On spéculait sur le prix qu'il pourrait atteindre, mais aussi sur son contenu.
Il s'agissait d'un ouvrage exceptionnel, intitulé Peccatum octavum . On n'aurait jamais dû retrouver d'exemplaire du Huitième Péché , car l'ouvrage avait été interdit par Pie IX. Sur ordre de sa Sainteté, toutes les bibliothèques avaient à l'époque été fouillées, et les exemplaires trouvés avaient été brûlés en présence de témoins.
L'auteur de ce livre était un biologiste augustinien, Gregor Mendel. Ce même Mendel, précurseur en génétique, qui était à l'origine des lois qui avaient pris son nom. Mendel était originaire de Silésie autrichienne, l'actuelle République tchèque.
C'était d'ailleurs là-bas que le volume avait été découvert, chez un bouquiniste, sur une étagère dévolue aux langues étrangères. L'ouvrage sommeillait là depuis la fin de la guerre, coincé entre les premières éditions de Karl May et une traduction allemande des Aventures du brave soldat Schwejk . Un étudiant en génétique l'avait acheté pour vingt euros. Le nom de l'auteur lui disait bien quelque chose.
Mais ce livre, à l'exception du titre en latin, était écrit dans une curieuse langue illisible, qu'il n'avait pu déchiffrer.
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