- Le bouquiniste allemand ? dit la marquise avec un sourire sardonique. Comment pourrais-je l'oublier ? C'est à lui que je dois tout ce bordel !
Caterina tressaillit. Elle ne s'attendait pas à tant de vulgarité de la part de la marquise.
- Vous faites erreur, s'empressa-t-elle néanmoins d'ajouter. Malberg n'est pour rien dans toute cette affaire. C'est un collectionneur de livres répondant au nom de Jean Andres qui a tout déclenché. Il a prétendu que vous aviez tenté de lui vendre des livres appartenant à sa propre collection, lesquels avaient disparu depuis six ou sept ans à la suite d'un cambriolage. Il a pu apporter la preuve de ce qu'il avançait en produisant des photos.
- Jean Andres ! s'exclama la marquise en secouant la tête, incrédule. J'aurais dû m'en douter ! Quand il est venu sur recommandation, il est allé tout droit vers quelques-uns des exemplaires les plus intéressants, comme s'ils lui appartenaient déjà. Il n'a pas posé de questions sur leur provenance. Lorsque je lui ai donné le prix, il m'a dit qu'il voulait réfléchir. Comment ai-je pu être aussi bête !
La marquise se frappa le front du plat de la main.
- Vous voyez bien que ce n'est pas Malberg qui vous a trahie. Il était seulement le dernier à s'être intéressé à votre collection !
Lorenza Falconieri cala son visage entre ses deux mains et fixa le mur qui se trouvait en face d'elle. Elle paraissait profondément désespérée. Elle regrettait certainement d'être tombée dans le banditisme sous l'influence de son mari.
- Et qu'attendez-vous de moi ? demanda la marquise après un long silence.
- La mort de Marlène Ammer soulève de nombreux mystères. Lukas Malberg ne peut pas continuer à vivre ainsi sans connaître la vérité. Il ne peut pas se contenter de reprendre sa vie normale et de faire comme si de rien n'était.
- Pas étonnant, quand on sait comme il s'intéressait à Marlène, répliqua la marquise avec un rire sec.
Caterina haussa les épaules comme pour dire : « Peut-être. » Il était indéniable que Malberg avait été fasciné par la belle Marlène. Elle poussa un soupir.
- Il ne s'agit pas de cela, dit-elle sur un ton décidé, écartant une bouffée de jalousie. La signora Marlène a été assassinée. Et, quel que soit l'angle sous lequel on essaie de faire la lumière sur les circonstances de sa mort, on se heurte toujours à un mur de silence. Le procureur général et la police, même le Vatican et mon hebdomadaire semblent vouloir étouffer l'affaire. Quant à vous, madame, avez-vous aussi une bonne raison de faire comme si rien ne s'était passé ?
- Vous n'allez tout de même m'accuser vous aussi du meurtre de Marlène ! s'écria la marquise, hors d'elle.
- Pas du tout, rétorqua Caterina, tout aussi énervée. Mais si vous n'êtes pas impliquée, pourquoi ne dites-vous pas ce que vous savez ? Je ne peux m'empêcher de penser que Marlène menait une double vie et qu'elle s'est enferrée dans une histoire qui a fini par lui coûter la vie.
- Et vous, en quoi cela vous regarde-t-il ? demanda Lorenza Falconieri, les lèvres pincées. Ne m'avez-vous pas dit que votre visite était à caractère privé ?
- Vous avez raison. Au départ, je m'étais surtout intéressée à l'affaire, mais aujourd'hui, je pense surtout... à la tranquillité d'esprit de Lukas Malberg.
Caterina rougit.
- Ah bon, c'était donc ça !
- Oui, c'est effectivement ça.
- Vous et Malberg...
- Oui.
Le regard de Lorenza Falconieri se figea à nouveau, et elle se tut. On pouvait quasiment voir les pensées se bousculer dans sa tête. Elle finit par exploser :
- Les hommes sont tous des salauds. Et ce Malberg ne fait pas exception à la règle. Mais vous êtes sans doute encore trop jeune pour vous en rendre compte.
Caterina sentit une colère inouïe l'envahir. Elle aurait volontiers giflé cette mégère aigrie.
Mais son instinct lui disait de se maîtriser. Si tu ne gardes pas ton calme, tu n'auras plus aucune chance de tirer quoi que ce soit de la marquise, se répétait-elle.
- Vous aimiez beaucoup Marlène, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Agacée, la marquise plissa le front et serra les lèvres, comme pour s'empêcher de répondre. Mais l'instant d'après, elle était à nouveau en pleine possession de ses moyens.
- Nous nous sentions simplement attirées l'une vers l'autre, expliqua-t-elle froidement. Nous étions liées par un destin commun : nous n'avions pas de chance avec les hommes. Les hommes sont tous des...
- Ça, vous l'avez déjà dit, marquise. Pensez-vous qu'il soit possible que la mort de Marlène soit liée aux relations qu'elle aurait entretenues avec un ou des hommes ?
Les yeux dans le vide, Lorenza Falconieri garda le silence.
Caterina poursuivit son interrogatoire :
- Cela serait-il possible ? Mais répondez, bon sang !
- Ce n'est pas cela, répondit la marquise après avoir longtemps hésité.
- Mais alors, qu'est-ce que c'est ? Marlène Ammer a tout de même été assassinée ! Si vous étiez aussi proches que vous le dites, elle mérite que vous contribuiez à faire la lumière sur les circonstances de sa mort. Vous ne croyez pas ?
Lorenza pencha la tête de côté, impassible.
- Je ne sais pas à quoi tout cela peut bien rimer. Ni vous ni ce Malberg ne trouverez jamais ce qui s'est vraiment passé. Et quand bien même vous trouveriez, vous auriez tôt fait de le regretter, croyez-moi. La vie n'a plus aucun sens pour moi. Je devrais m'estimer heureuse d'être ici, en détention préventive. En prison, on peut encore se sentir à peu près en sécurité. Et maintenant, je vous prie de m'excuser.
Elle se leva, alla vers la porte et frappa.
On entendit des pas qui approchaient. Avant que la porte ne s'ouvre, la marquise se retourna encore une fois. Comme si le fait de laisser Caterina dans le flou était pour elle une jouissance suprême, elle dit avec un sourire sournois :
- Jamais vous n'apprendrez la vérité...
- Pourquoi ? Je vous en conjure !
- Connaissez-vous la Révélation de saint Jean, dans l'Apocalypse ?
Caterina secoua la tête.
- C'est bien ce que je pensais. Lisez le chapitre 20, verset 7.
Le rire de la marquise ébranla Caterina jusqu'au tréfonds.
On ouvrit la porte de l'extérieur et Lorenza Falconieri disparut.
28
De retour de Munich, Malberg prit un taxi qui le conduisit au Corso Vittorio Emanuele, puis il longea à pied la Via dei Baullari en direction du Campo dei Fiori.
En cette fin de matinée, sous la statue de bronze du sinistre dominicain Giordano Bruno, un marché coloré battait son plein. Personne ne levait les yeux vers l'irréductible philosophe planté sur son haut socle de pierre.
Cela n'était d'ailleurs pas possible, car la multitude des tentes surplombant les étals ne permettait pas de voir le ciel. Pourtant, Giordano Bruno aurait bien mérité un peu d'attention. Il était mort sur le bûcher, quatre siècles plus tôt et sept ans après avoir été condamné à mort pour hérésie par la Sainte Inquisition, à l'endroit où l'on devait plus tard ériger ce monument à sa mémoire.
Malberg, qui s'y connaissait aussi bien en histoire qu'en littérature, avait donné rendez-vous ici à Caterina. Il n'avait pas l'intention de s'apitoyer avec elle sur le sort de Bruno. Il lui avait expliqué au téléphone que la cohue d'un marché se prêtait fort bien à une rencontre discrète.
Dans la chaleur de la matinée, Caterina faisait pour la huitième fois le tour du monument lorsque deux mains se posèrent subitement sur sa taille. Elle se retourna et Malberg la prit dans ses bras.
- Je suis si contente que tu sois là, dit Caterina, un peu confuse, en se dégageant des bras de Lukas.
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