- Vous avez dû tout recommencer à zéro !
- Vous en avez de bonnes, vous ! Le lin que Moro m'avait fourni était unique. Bien que datant du quatorzième siècle, il avait le même tissage que le suaire de Turin : un motif à chevrons, trois à un. Cela signifie que, lors du tissage, la trame se trouvait d'abord sous trois fils de chaîne, puis au-dessus, puis de nouveau en dessous, et ainsi de suite. Un procédé de tissage qui a perduré pendant plus de mille ans. J'ignore d'où Moro tenait ce lin.
- Et comment avez-vous réussi à accentuer le contraste de l'image projetée ? Autant que je sache, il n'y a pas eu un seul expert pour émettre un doute quant à l'authenticité du suaire de Turin, bien qu'il se fût agi de la copie réalisée par vos soins.
Leonardo leva les mains et répondit :
- Comme c'est souvent le cas dans la vie, quand il y a urgence, le hasard vole à votre secours. Je réalisais à l'époque mon autoportrait et, comme vous le savez, en peinture, on utilise de l'œuf. Les maîtres primitifs italiens fabriquaient leurs couleurs avec du jaune d'œuf qu'ils mélangeaient à des pigments. Pendant des années, le blanc a servi de sous-couche. C'est ce qu'on appelle la sous-couche à l'albumine. On se sert aussi de blancs battus en neige comme fond pour appliquer la dorure. Pour mon autoportrait, je me suis servi d'œufs cuits. Je devais bien en avoir une centaine à ma disposition. Mais mes tentatives pour rendre plus naturelle la couleur de ma peau - je me représentais nu - ne débouchèrent nulle part. Déçu, j'ai dévoré une douzaine d'œufs durs, avec une bonne dose de sel et de poivre et, dans un accès de colère, j'en ai lancé une autre bonne douzaine contre les murs ; l'un d'eux a atterri sur la copie trop claire du linceul.
- Si je comprends bien, vous avez encore un peu plus dégradé la copie ?
- Dégradé ? Au contraire ! Trois jours plus tard, l'endroit où l'œuf avait touché la copie présentait des contrastes aussi accentués que l'original. Le phénomène est dû à la formation d'une mince couche de sulfate d'argent provoquée par la présence de traces d'hydrogène sulfuré.
- Génial, messire Leonardo ! Absolument génial ! Mais il y avait aussi le problème des traces de brûlure et de sang qui se trouvent sur l'original.
- Bah ! Ça, c'était le cadet de mes soucis ! Pour les taches de brûlure, qui datent de l'année 1532, lorsque le linceul a failli disparaître dans l'incendie de la chapelle du château de Chambéry, un vieux fer à repasser rempli de braises a fait l'affaire. Le reste a été produit par du sodium polysulfuré qui a donné au lin ces teintes jaunes tirant sur le brun. Et pour ce qui est des traces de sang, il n'y avait qu'une seule solution : le sang de pigeon qui, sous l'effet de l'oxygène, vieillit à vue d'œil.
Anicet réfléchit longtemps avant de poser une autre question :
- Maître Leonardo, est-il possible que l'original de Turin ait été fabriqué de la même manière ?
Le vieil homme fit une grimace et son front se barra d'une ride de colère.
- Écoutez-moi bien, commença-t-il en martelant ses mots, s'il y a quelqu'un qui peut confirmer l'authenticité du linceul de Turin, c'est bien moi. Et je vous le redis : voilà environ deux mille ans, cette étoffe de lin a servi à envelopper un homme qui possédait des forces surnaturelles. Quant à savoir si l'homme était mort, ou semblait être mort, s'il était le fils de Dieu ou un prédicateur quelconque comme il y en avait beaucoup à l'époque, c'est une tout autre question. C'est une question de foi. Mon métier, c'est l'art, pas la foi. Ce qui est certain, c'est que le lin qui m'a servi de modèle est aussi authentique que ma Mona Lisa au Louvre. Ce Jésus-là ne connaissait pas la camera obscura . Je ne l'ai inventée que mille cinq cents ans plus tard. Et ce n'est que grâce à cette invention qu'il est possible de fabriquer une copie qui résiste à toute expertise.
- Pardonnez mes doutes, intervint Anicet, mais c'est précisément la question de l'authenticité qui m'a amené ici.
Leonardo faisait les cent pas dans son laboratoire. Anicet essayait en vain de s'imaginer ce qui se passait dans sa tête. Mais, soudain, la sonnette retentit. Leonardo lança à Anicet un regard interrogateur.
- Vous attendez de la visite ? s'enquit Anicet prudemment.
Leonardo secoua la tête.
- Venez, je vais vous faire sortir. Il serait préférable pour vous qu'on ne vous voie pas ici !
Il poussa le visiteur dans l'escalier en lui faisant signe de se presser.
Pendant qu'ils dévalaient les marches, la sonnette retentit à nouveau. Arrivé au rez-de-chaussée, Leonardo entrouvrit une étroite porte en bois qui donnait sur l'arrière-cour.
- Prenez à droite, toujours à droite, expliqua Leonardo à Anicet. Vous allez tomber sur une étroite ruelle qui débouche, non loin d'ici, sur la Luisenstraat.
La sonnette retentit une troisième fois, trahissant l'impatience du visiteur.
- Revenez demain, souffla Leonardo, j'ai encore quelque chose d'important à vous dire. Et passez par l'entrée de derrière !
Puis la porte se referma. Lorsqu'il sortit dans la rue, Anicet aperçut une grosse cylindrée de couleur sombre qui n'était pas garée là lorsqu'il était entré. Il remarqua tout de suite la plaque minéralogique peu commune : CV-5 . Une voiture de la curie romaine.
26
La pluie avait cessé de tomber lorsqu'Anicet partit vers Scheldeufer. La circulation était dense sur le quai Jordan. Il croisait des gens, le portable collé à l'oreille. Beaucoup de juifs orthodoxes tout de noir vêtus, avec des papillotes. Anicet eut subitement du mal à revenir à la réalité.
Ernest de Coninck, qui se faisait appeler Leonardo, l'avait entraîné l'espace de quelques instants dans un autre univers. Et Anicet ne cessait de s'étonner d'avoir écouté aveuglément et sans réticence les propos de cet homme. Il avait complètement perdu de vue ce qui l'avait conduit à cet endroit. Certes, il avait appris beaucoup de choses, mais il n'avait pas posé suffisamment de questions.
Il remonta lentement le fleuve, les mains enfoncées dans les poches de son trench-coat. Perdu dans ses pensées, il suivait des yeux les péniches qui glissaient poussivement sur l'eau. Arrivé au bout du quai Plantin, il héla un taxi.
Vingt minutes plus tard, le chauffeur taciturne, un Indonésien au visage doux, le déposa devant l'hôtel Firean dans la Karel Oomsstraat.
Ce petit hôtel à l'écart du bruit de la circulation se distinguait par sa façade pimpante de style Belle Époque et son entrée surplombée d'une marquise en fer forgé. Il était déjà tard. Un vent violent soufflait dans les rues. Anicet préféra rester à l'hôtel. À l'étage intermédiaire, à gauche de l'entrée, se trouvait un restaurant, dont la carte était limitée mais raffinée. Après avoir dégusté un poisson excellent, il regagna sa chambre au premier étage.
Les mains croisées sous la nuque, Anicet était allongé sur son lit et regardait un tableau accroché au mur devant lui. Il représentait une ancienne vue d'Anvers, la copie d'une œuvre d'un des innombrables peintres flamands que la ville avait engendrés.
Anicet laissait libre cours à ses pensées. Ce Leonardo est sans nul doute un homme de génie qui maîtrise l'art de la peinture comme Leonardo da Vinci, et qui en a assimilé tous les dons à un point tel qu'il s'identifie à son illustre modèle. Anicet ne savait que penser de ce comportement.
Était-il vraiment fou ou jouait-il seulement le rôle du fou pour mieux se moquer de l'humanité tout entière ?
Quelle que fût la vérité, il n'en restait pas moins qu'Ernest de Coninck, alias Leonardo, était une personnalité fascinante. On l'aurait cru créé tout exprès pour la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes . Anicet devait tout mettre en œuvre pour le gagner à leur cause. Il échafauda une stratégie.
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