- Autodidacte ? Leonardo eut un rire méprisant. Vous croyez sérieusement qu'on peut apprendre tout seul à faire tout cela ?
En disant cela, il désigna d'un geste ample les tableaux et les sculptures qui remplissaient l'atelier, lequel occupait tout le premier étage.
Anicet jeta un regard rapide autour de lui. Il avait l'impression d'être écrasé par les poutres massives du plafond. Il put distinguer dans la pénombre le portrait inachevé de saint Jérôme qui se trouve dans les musées du Vatican, L'Adoration des rois , œuvre également inachevée, qu'on retrouve au musée des Offices à Florence, La Madone dans la grotte , exposée à la National Gallery de Londres, et Le Portrait d'un musicien , qui se trouve à l'Ambrosiana de Milan.
Il y avait aussi des terres cuites de différentes sculptures et des plans, ainsi que des croquis d'appareils optiques et mécaniques. Au milieu de tout cela, des douzaines de feuilles en écriture spéculaire, le tout formant un fatras inextricable.
- Non, poursuivit Leonardo, j'ai eu un maître. Le grand Andrea del Verrochio.
Puis il ajouta, comme s'il avait surpris le regard sceptique d'Anicet :
- Vous me croyez, n'est-ce pas ?
- Pourquoi devrais-je douter de ce que vous me dites, messire Leonardo ? répondit Anicet, sans savoir que ce mensonge lui vaudrait la confiance de Leonardo.
- Les gens d'ici pensent que je suis un vieux fou, poursuivit le vieillard en faisant une grimace, comme si cette idée lui faisait mal. Ils ne veulent pas admettre que je suis Leonardo, originaire du village de Vinci près d'Empoli, celui-là même qui ferma les yeux le 2 mai de l'an 1519 au château du Cloux près d'Amboise et qui fut inhumé en l'église de Saint-Florentin. Vous croyez à la réincarnation, n'est-ce pas ?
- Je ne suis ni orphique ni pythagoricien, mais lorsque je considère vos œuvres, il me prend l'envie de réviser mes idées sur la métempsychose. Il me semble que Leonardo da Vinci est ressuscité.
Le vieillard buvait les paroles d'Anicet.
- Lorsqu'il m'arrive de temps à autre de vendre une de mes œuvres, on me prend pour un faussaire ou un copiste. Or je ne suis jamais allé au Louvre, je n'ai même pas vu de l'extérieur le musée des Offices, et encore moins le Vatican à Rome. Des copies ou des faux ! Et puis quoi, encore ! Comment ferais-je pour réaliser des faux ou des copies de mes propres œuvres ? Regardez, poursuivit Leonardo avec enthousiasme en montrant le portrait de La Madone dans la grotte , il y a déjà trois versions de ce tableau : la première se trouve à la National Gallery, à Londres, la deuxième au Louvre, à Paris, et j'ai terminé la troisième hier. Cela fait-il de moi un faussaire pour autant ?
- Certainement pas, messire Leonardo !
Le vieil homme se rapprocha encore un peu et posa sa main sur sa joue comme s'il voulait lui confier un secret :
- Pour la plupart, les gens sont idiots. Et parmi les plus idiots, il faut nommer ces cuistres que sont les universitaires et les professeurs. Ils s'imaginent être en mesure de porter un jugement sur une œuvre d'art, alors qu'ils n'ont jamais tenu un pinceau de leur vie, et encore moins un ciseau à bois. Ils considèrent que ma Mona Lisa est l'œuvre la plus importante au monde. Alors que moi, j'ai bâclé le portrait de dame Gioconda de Florence en trois jours : elle avait oublié l'anniversaire de son mari, il lui fallait un cadeau dans les plus brefs délais. L'œuvre la plus importante au monde ! Laissez-moi rire !
- Permettez-moi tout de même, maître Leonardo, de vous dire que c'est une œuvre extraordinaire.
- Oui, ce n'est pas trop mauvais. Aujourd'hui, je ferais mieux. Quoique...
- Quoique ?
- Vous savez, ces dernières années, j'ai quelque peu perdu l'envie de peindre. L'avenir n'appartient pas à l'art, mais à la science. L'architecture, la mécanique, la chimie et l'optique vont plus changer le monde que l'art n'a jamais été en mesure de le faire.
La tirade de Leonardo sur le monde de l'art et de la science permit à Anicet de réfléchir au moyen de recentrer la conversation sur le suaire de Turin sans s'attirer les foudres de cet illuminé qui avait l'intime conviction d'être la réincarnation de Leonardo da Vinci.
Et voilà qu'au grand étonnement de son interlocuteur, le vieil homme aborda lui-même le sujet :
- À présent, vous allez bien sûr me demander pourquoi je me suis prêté à la mascarade que fut la réalisation d'un faux du suaire de Turin. J'aimerais vous répondre en vous posant à mon tour une question.
Anicet ne quittait pas Leonardo des yeux. Celui-ci eut un petit sourire et finit par dire, après une pause interminable :
- Est-ce que vous cracheriez sur un demi-million d'euros ?
- Un demi-million ?
- Un demi-million ! Qui plus est tout droit sorti des caisses de l'Église ! Et puis, ce défi me fascinait : réaliser ce qui, par définition, est considéré comme impossible à faire.
- Je comprends ce que vous voulez dire par là. Il s'agissait pour vous de fabriquer une copie du linceul qui résiste aussi à l'épreuve des examens scientifiques.
- Du moins superficiellement. La copie ne devait pas, et c'était délibéré de ma part, résister à une analyse rigoureuse. C'était la consigne que j'avais reçue du cardinal Moro. J'ai mis longtemps avant de saisir, ne serait-ce que vaguement, ce qui se tramait vraiment derrière tout ça. Toujours est-il que j'ai fini par comprendre que la copie du suaire était plus importante pour ces hauts dignitaires du Vatican que l'original.
Anicet hocha la tête.
- Mais vous ignorez la raison pour laquelle Moro et la curie attachent tant d'importance à cette copie ?
- Disons que j'ai une hypothèse. Au début, je n'en avais pas la moindre idée. Je pensais que les robes pourpres avaient besoin d'une copie pour des expositions et autres manifestations, ou bien qu'ils craignaient que l'original ne fût volé, ce qui les aurait rendus vulnérables aux chantages les plus indignes. Il y a plusieurs degrés dans la foi en Jésus de Nazareth, mais il n'en demeure pas moins que, pour un milliard de personnes à travers le monde, le Christ est le fils de Dieu, ce qui confère à son linceul une valeur inestimable.
Les deux hommes se regardèrent un long moment dans les yeux, comme si chacun voulait évaluer la confiance qu'il pouvait avoir dans l'autre. Anicet avait de gros doutes : pouvait-on prendre pour argent comptant les propos du vieillard ? Ne présentait-il pas des signes caractéristiques de schizophrénie paranoïaque, comme on en rencontre souvent chez les surdoués et les individus extrêmement intelligents ?
Quant à Leonardo, bizarrement, il avait entièrement confiance en l'inconnu qui se trouvait face à lui. Peut-être parce que ce dernier paraissait le prendre au sérieux.
Anicet se lança avec prudence :
- Ce qui m'intéresserait serait de savoir comment vous avez réussi à confectionner la copie d'un objet que les experts s'accordent unanimement à reconnaître comme impossible à reproduire. Impossible, pour la simple et unique raison que, jusqu'à présent, personne n'a été en mesure d'expliquer scientifiquement comment l'empreinte a pu apparaître sur le linceul. Je me suis moi-même longuement penché sur les publications concernant le sujet, mais aucune théorie n'est satisfaisante. Ce qui rend difficiles toutes les tentatives d'explication, c'est que Jésus de Nazareth a laissé sur le linceul une trace qui s'apparente à un cliché radiologique.
- À qui le dites-vous ! sourit Leonardo avec l'assurance de celui qui sait. Nous ne connaissons la silhouette de l'homme du linceul que depuis l'an 1898, lorsque l'objet a été photographié pour la première fois, avec un des premiers appareils photo à plaques. On a soudain découvert par le négatif réaliste la figure d'un homme doté de capacités surnaturelles.
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