- Vous auriez fait un théologien hors pair !
- Je sais, remarqua Dulazek avec une sorte d'ironie. Je vais vous confier un secret : avant de me tourner vers la recherche, j'ai d'abord été bénédictin.
- Un vrai ? Avec la robe et la tonsure ?
Dulazek pencha la tête. Gruna découvrit sur son crâne, au milieu de ses cheveux grisonnants, un cercle recouvert d'un léger duvet.
- Cela vous poursuit toute votre vie, marmonna Dulazek.
- Et, pourquoi avez-vous... ?
- Vous voulez dire, pourquoi j'ai jeté le froc aux orties ?
Gruna acquiesça, curieux d'entendre ce qu'allait lui dire Dulazek.
- Parce que j'ai compris, au bout de six mois passés chez les bénédictins, que je faisais fausse route. Un couvent est un gigantesque boxon dans lequel chacun tente, avec plus ou moins de succès, de maîtriser ses problèmes psychiques. En vain d'ailleurs, le plus souvent. La vie quotidienne du couvent m'a permis de me consacrer à la philosophie de la religion. Et plus j'approfondissais, plus je comprenais que la foi chrétienne est une utopie, une religion qui s'appuie sur des fondements pseudo-scientifiques, lesquels ne résistent pas à un examen objectif sérieux. C'est ainsi que je me suis intéressé aux sciences naturelles. Je ne suis d'ailleurs pas docteur ès sciences, mais simplement docteur en théologie. Personne ne se doute de rien, ici. Dites, vous n'allez pas me trahir ?
- Bien sûr que non ! rétorqua Gruna avec indignation.
Ils descendirent sans dire un mot, en se guidant avec la lampe de poche, l'escalier en colimaçon par lequel ils étaient montés. Arrivés sur le palier du premier étage, à l'endroit où leurs chemins se séparaient, puisque leurs chambres respectives se trouvaient à l'opposé l'une de l'autre, Gruna s'immobilisa et demanda en chuchotant à Dulazek :
- Pardonnez ma curiosité, mais quel objectif poursuivez- vous en sabotant les travaux de Murath ? Vous savez que je suis de votre côté, vous pouvez donc sans crainte me dire la vérité.
- La vérité ? Elle est toute simple. Je ne souhaite pas que Murath réussisse.
La voix de Dulazek était dure et impitoyable.
19
Les premiers problèmes de vie commune apparurent dans les jours qui suivirent. Lukas Malberg remarqua qu'il n'était pas facile de vivre à trois dans un espace aussi exigu. Pendant cette période qu'il passa chez Caterina, ce fut surtout le foutoir que Paolo mettait dans l'appartement qui lui posa des problèmes.
La situation était encore aggravée par l'arrivée, à peine Caterina hors de la maison, des soi-disant amis de Paolo, qui commençaient dès le matin à boire de l'alcool : des acteurs sans engagement, des mécaniciens automobiles qui se sentaient des vocations de pilotes de course et des types portant des bagues en or, au gagne-pain douteux, que Malberg préférait ne pas connaître. Peu de temps avant le retour de Caterina, cette faune disparaissait en abandonnant sur place des verres sales et des nuages de fumée.
Cette compagnie, qui comptait une jeune fille très attirante, laquelle était censée prêter sa voix de velours à la synchronisation de bandes-son, ne disait rien qui vaille à Malberg. Il décida donc de se chercher un autre toit.
Lorsqu'il mit Caterina au courant de ses plans, il se heurta à son incompréhension.
- Je conçois que la situation ne soit pas facile, mais, compte tenu des circonstances particulières, c'est peut-être la solution la plus sûre. Je sais que vous êtes habitué à mieux, mais c'est tout ce que j'ai à vous proposer, voilà tout.
- C'est ridicule, dit Malberg en essayant de calmer Caterina. Une petite chambre me suffirait ; j'ai besoin de calme. Et, de plus, je crois qu'il est temps de mettre fin à cette sous-location avant que nous n'en venions tous les trois aux mains.
Caterina haussa les épaules. Elle était vexée.
- Comme vous voudrez.
Assis devant la télévision allumée, Paolo, qui avait suivi la conversation sans y prêter apparemment attention, intervint :
- Je crois que j'ai une proposition à vous faire.
- Toi ? rétorqua Caterina qui prenait rarement son frère au sérieux. Le signor Malberg a besoin d'une chambre ou d'un appartement où il n'aura pas besoin de faire une déclaration de séjour.
- Tout à fait, opina Paolo. Un instant.
Il s'empara du téléphone. Après une courte conversation, il raccrocha et se tourna vers Malberg.
- À deux rues d'ici, la signora Papperitz loue des chambres à des artistes, des peintres, des écrivains...
- Et à des types louches, coupa Caterina. À part cela, il faut reconnaître que ce n'est pas une mauvaise idée.
Malberg n'arrivait pas à se défaire de l'impression que Paolo était content de se débarrasser de lui.
- La signora Papperitz ? demanda-t-il. Une Allemande ?
- Oh que non ! Une Romaine pure souche, répondit Paolo. Elle a des ancêtres allemands, un peintre qui a séjourné pendant un certain temps à Rome, il y a cent cinquante ans. C'est du moins ce qu'elle prétend. Vous pouvez aller voir la chambre demain, et vous lui transmettrez le bonjour de Paolo. Via Luca 22, ajouta-t-il avec un clin d'œil.
Le soir venu, il se passa quelque chose d'étrange avant que Malberg ne quitte l'appartement de Caterina. Et la chose se produisit sans qu'il s'y attendît le moins du monde - ou plutôt, cela faisait un bon moment qu'il ne s'y attendait plus.
Paolo était sorti. Il passait la moitié de la nuit dehors, comme à son habitude. Malberg et Caterina avaient bu un verre ou deux. Pas suffisamment pour être ivres, mais juste assez pour oublier leur retenue habituelle et se lancer dans une conversation animée.
Malberg ne savait toujours pratiquement rien de Caterina, mais elle, de son côté, avait su l'amener habilement à parler de lui. Était-ce délibéré ou seulement fortuit ? Toujours est-il qu'il y avait de la tension dans l'air, le genre de tension qui précède généralement le moment magique où deux êtres se sentent attirés l'un vers l'autre.
Jusqu'alors, ils n'avaient pas dépassé le stade de la politesse distante. Rétrospectivement, du reste, la méfiance qu'ils avaient nourrie l'un envers l'autre n'était pas sans fondement.
Deux êtres appartenant à deux univers différents s'étaient rapprochés et, tout en poursuivant le même objectif, aucun des deux n'avait su se frayer un chemin dans l'intimité de l'autre.
Malberg répondit sans réticences aux questions franches de Caterina. Lorsqu'il était jeune, il avoua avoir fait feu de tout bois : à l'époque où il avait seize ans, une employée pulpeuse du salon de coiffure d'en face, la dénommée Elvira, blonde décolorée, les cheveux crêpés et exactement deux fois plus âgée que lui, l'avait débauché. À moins que ce ne fût l'inverse ? Il ne se souvenait plus exactement. Cette relation n'avait rien eu à voir avec l'amour. Une banale aventure sexuelle, et encore. Quoi qu'il en soit, ils avaient dû se voir cinq fois au plus.
Pendant sa première année d'études de lettres, une certaine Zdenka lui avait fait des avances. Elle était non seulement très attirante, mais de surcroît intelligente, avec des yeux noirs et des cheveux de jais. Malberg avait cru avoir rencontré le grand amour avec cette fille d'immigrés yougoslaves.
Ils avaient tous les deux vingt-deux ans. Ils convolèrent, n'eurent pas d'enfants et restèrent mariés en tout et pour tout trois ans et demi.
Depuis, il avait collectionné les liaisons. La plus longue avait duré cinq ans, et il en gardait un souvenir tout à fait agréable.
Il assumait la responsabilité de tous ces échecs. Il s'était entendu plus d'une fois reprocher d'être avant tout en ménage avec ses livres, et de n'être capable que d'un mariage morganatique.
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