Gruna ferma la porte et alluma la lumière.
Sur la longue table en verre dépoli éclairée par en dessous se trouvaient encore les préparatifs que le biologiste avait effectués pour faire son expérience, laquelle devait permettre de « bouleverser l'ordre du monde ». C'est ainsi que Murath avait qualifié sa découverte et, du même coup, convaincu la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes de s'emparer de ce qu'on disait être l'original du linceul de Turin.
Il y a quatre jours, Murath avait échoué lors de sa première tentative.
L'échec avait semé la discorde parmi les Flagrantes qui s'étaient divisés en deux clans. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait. Les uns qualifiaient en cachette Murath de fanfaron qui ne cherchait qu'à se faire valoir, tandis que les autres restaient intimement persuadés que Murath, le Cerveau, avait seulement besoin d'un peu de temps pour fournir la preuve ultime qui corroborerait son hypothèse.
Soucieux de ne laisser aucune empreinte, Dulazek enfila des gants en latex et prit la pipette qui contenait le sang. Son index obturait la mince ouverture de la tige de verre.
- Vous aimez aussi peu que moi le Cerveau, remarqua Gruna à voix basse, tout en suivant avec circonspection chaque geste de Dulazek.
- Difficile de le nier ! répondit le biologiste en levant les yeux. Je n'apprécie pas les scientifiques qui se prennent pour le bon Dieu. Et je vous dis cela en tant qu'agnostique !
- Si je vous comprends bien, vous considérez l'hypothèse de Murath comme une vaste fumisterie ?
- Fumisterie ? Non, au contraire. Je crains même que Murath n'ait raison avec sa théorie. Le fait est qu'il en est tellement convaincu qu'il poursuivra ses investigations jusqu'à ce qu'il ait apporté la preuve qu'il recherche. Et alors, que Dieu nous garde.
- Dieu ?
- Oui, car c'est bien de cela qu'il s'agit, en fin de compte. Qu'importe le nom que vous lui donnez : Dieu, l'Absolu, le Bien, l'Esprit, la Raison ou la Lumière. Ça n'a pas d'importance.
Tout en regardant le professeur soulever les couvercles de trois coupelles en verre de la taille d'une paume de main, Gruna, qui ne cachait pas sa surprise, répondit :
- Et moi qui vous prenais pour un scientifique... Mais ce sont là des raisonnements dignes d'un philosophe des religions !
- Ah bon ? rétorqua Dulazek avec quelque ironie. Il se peut que votre spécialité, l'hématologie, ne vous amène pas aux confins de la science et de la philosophie. La cytologie et la biologie moléculaire, quant à elles, entraînent presque quotidiennement le chercheur dans une confrontation brutale avec la philosophie. Et c'est là que les avis divergent fondamentalement.
Dulazek leva les yeux vers son interlocuteur :
- Avez-vous déjà observé Murath avec un peu plus d'attention ?
- Observer est un bien grand mot ! J'ai évidemment remarqué que le professeur est un drôle de type. Mais il ne faut pas être particulièrement observateur pour arriver à ce constat. Tout le monde sait cela au château de Layenfels.
- Ce n'est pas non plus ce que je voulais dire. Avez-vous essayé de trouver une logique dans ses marottes ?
Ulf Gruna ne savait trop que répondre.
- Pour être franc, je dois avouer que, jusqu'à présent, je ne me suis pas le moins du monde intéressé à sa personnalité. La seule chose qui me fascine chez lui, ce sont ses recherches.
À l'aide d'une pincette, Dulazek sortit de la première coupelle un fil de deux centimètres de long qu'il imbiba d'un peu de sang de pigeon.
Il renouvela l'opération sur un morceau d'étoffe de quelques millimètres et sur un minuscule morceau de lin, de la taille d'un ongle, qui se trouvaient dans les deux autres coupelles.
- Mais pourquoi diable du sang de pigeon ? demanda Dulazek, plus pour lui-même qu'à l'adresse de l'hématologue.
Il pensait que sa question resterait sans réponse. Mais, au bout d'un moment, Gruna répondit :
- En présence d'oxygène, le sang de pigeon s'oxyde plus vite que le sang de tout autre animal, à sang chaud ou à sang froid. Il est donc impossible de dater ce sang. Jusqu'à ce jour, ce phénomène reste inexpliqué.
Le visage de Dulazek s'éclaira d'un large sourire, un sourire plein de fiel.
- Si sa deuxième expérience se solde par un échec, j'espère que Murath renoncera à son projet. Vous avez vu sa tête, devant l'écran, lorsqu'il a dû convenir devant tout le monde que cela ne fonctionnait pas ?
- Bien sûr. Je crois d'ailleurs que tous ceux qui assistaient à la scène ont alors ressenti une certaine satisfaction. Murath a beau être un scientifique exceptionnel, il n'en est pas moins un type écœurant.
- La combinaison n'est d'ailleurs pas si rare. Mais vous parliez à l'instant des marottes de Murath.
- Vous savez, à Layenfels, nous avons tous des manies. Sinon, nous ne serions pas ici. Nous souffrons tous, chacun à sa manière, de nos difficultés. Mais cela a pris chez Murath des proportions inquiétantes. Si vous voulez mon avis, le professeur est un psychopathe. Je ne sais pas si vous avez remarqué la façon dont il évite la lumière du jour. En plus, il déteste la viande, et le vin, et il refuse toute forme de propriété ou de travail physique, comme un manichéen ou un cathare.
- Tout comme Anicet !
Dulazek opina.
- C'est sans doute la raison pour laquelle ils s'entendent si bien. Mais, ajouta le scientifique après avoir marqué une longue pause, comme pour rassembler ses pensées, cela n'a rien à voir avec les sombres machinations ourdies par les agnostiques qu'ils sont, des hommes qui ne croient à rien d'autre qu'à eux-mêmes.
Gruna leva les mains pour montrer son désaccord.
- Comme vous y allez ! Cathare, manichéen, c'est un peu beaucoup à la fois. Pourriez-vous donner quelques explications supplémentaires à un hématologue ignare dans ce domaine ? Jusqu'ici, je croyais que nous étions tous membres de la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes . Il y a déjà assez de règles, et suffisamment contraignantes, pour aller en rajouter. Il est parfois difficile de se conformer à tous les préceptes que nous nous imposons.
Tandis qu'il remettait exactement le matériel de Murath là où il l'avait trouvé en arrivant, puis qu'il retirait ses gants de latex, Dulazek poursuivit son explication :
- Les manichéens et les cathares sont apparus au début du Moyen Âge, mais, de nos jours, ces mouvements religieux font encore des ravages. Les cathares sont arrivés du sud-est de l'Europe au douzième siècle. Ils se nommaient eux-mêmes les « Purs », ou les « Bons Hommes ». Ils ne tardèrent pas à faire des adeptes ici, en Rhénanie. Leur mouvement s'étendit aussi en Angleterre, dans le sud de la France et en Italie du Nord. L'Église, qui voyait en eux des hérétiques, les persécuta, puisqu'ils rejetaient l'Ancien Testament et la hiérarchie catholique. Mais le pire était qu'ils prétendaient que Jésus n'avait pas revêtu le corps terrestre, car tout ce qui est issu de la terre est foncièrement vil.
- On comprend sans difficulté que cela ait déplu au pape de Rome. Et les manichéens ?
- Le manichéisme prend naissance dans les premiers temps du christianisme. Il remonte à un certain Mani de Babylone, qui au troisième siècle se nommait l'Illuminé. Il fut à ce qu'on dit crucifié, comme Jésus. Il créa une nouvelle religion alliant le christianisme et la doctrine du Bouddha, dans laquelle un roi des Ténèbres, une sorte de diable, joue un rôle important. Il poussa son refus radical du monde jusqu'à prêcher l'abstinence complète. Pour les manichéens, Jésus n'est qu'un envoyé éonien du Maître de la Lumière. De telles hérésies ne pouvaient trouver grâce aux yeux de l'Église, qui interdit ces pratiques et doctrines dès le Moyen Âge. Cela n'empêcha pas l'apparition récurrente de foyers manichéens qui, la plupart du temps, étaient aussi obscurs et mystérieux que l'Apocalypse elle-même.
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