Duca perçut bien la teneur de ce regard et poursuivit :
- À moins que vous n'ayez déjà oublié dans quelle situation le malheureux évêque Paul Marcinkus de Chicago, la patrie d'Al Capone, ou le mafioso Michele Sidona de Patti, près de Messine, nous avaient plongés ? Le pape Paul VI qui, comme chacun sait, haïssait l'argent comme le péché, avait confié au clan de Gambino à New York, qui se spécialisait dans le blanchiment, autant d'argent qu'il en aurait fallu pour détruire Saint-Pierre et le reconstruire.
- Taisez-vous ! Je ne veux plus rien entendre !
Gonzaga caressait nerveusement son crâne dégarni. Une légère odeur de transpiration flottait dans la pièce.
- Voulez-vous m'empêcher de dire la vérité ? répondit Duca d'une voix forte. Ce n'est un secret pour personne : les papes n'ont jamais su gérer l'argent. Et ceux qui en avaient conscience ont immanquablement fait confiance aux mauvais conseillers. Après que Michele Sidona eut été écarté pour raisons d'État dans les années soixante-dix, Marcinkus s'est mis au service d'un certain Roberto Calvi, un individu tout aussi peu recommandable, et il lui a confié des millions de la curie. L'homme, directeur à l'époque de la Banco Ambrosiano à Milan, avait dilapidé 1,4 milliard de dollars appartenant à des investisseurs. Nous savons tous comment l'aventure s'est terminée. On a retrouvé Calvi pendu sous le pont Blackfiars à Londres. Michele Sidona est mort dans la prison de Voghera après avoir savouré un plat de pâtes assaisonné à la mort aux rats. Quant au monsignor Marcinkus, il a eu de l'avancement, il a été nommé cardinal. Mais la pourpre ne lui a pas procuré de véritable satisfaction, puisqu'il n'avait désormais pour liberté que celle dont on jouit à l'intérieur des murs du Vatican. Sur le territoire national, la police l'aurait arrêté.
- Certes, concéda Gonzaga, c'était une époque funeste dont je ne suis en aucune manière responsable. Mais pourquoi me racontez-vous tout cela ?
Soffici, qui était resté de marbre pendant tout le discours du banquier, hocha vivement la tête.
- Parce que cette histoire, dit Duca en frappant du plat de la main le journal, est susceptible de réveiller des souvenirs ! Vous savez les conséquences que cela pourrait avoir. À l'époque, le nombre de personnes en rupture avec l'Église grimpa dramatiquement en flèche. Et cela n'a pas été vraiment bénéfique pour la situation économique de notre sainte mère l'Église.
Le cardinal secrétaire d'État se tourna vers son secrétaire.
- Monsignor, vous allez sur-le-champ rédiger un rectificatif que vous ferez parvenir à tous les journaux qui ont publié cette information !
- Grand Dieu, Éminence ! s'écria Duca, en proie à une vive agitation. Cela reviendrait à jeter de l'huile sur le feu.
- Comment cela ? Les journaux sont obligés de publier tous les rectificatifs, qu'ils soient ou non conformes à la réalité...
Soffici s'approcha tout près de Gonzaga et lui murmura d'une voix étouffée :
- Cela signifie-t-il que vous niez la façon dont les choses se sont déroulées ? Éminence, il y a des témoins qui ont vu l'accident et le sac plein d'argent. Un rectificatif ne serait absolument pas crédible. Sans compter que ce serait pécher contre le droit apodictique, qui prescrit de ne pas porter de faux témoignage.
- Épargnez-nous vos réflexions, monsignor. La morale catholique a déjà fait suffisamment de dégâts dans l'Église. Je me permets de vous rappeler le différend avec Martin Luther. Et puis, Pierre lui-même ne s'en est pas tenu aux commandements lorsqu'il a menti par trois fois et trahi son Seigneur avant que le coq ne chante deux fois.
- Marc, 14, s'empressa de signaler Soffici.
Et Gonzaga poursuivit :
- Cependant, le Seigneur l'a choisi pour être son représentant sur la Terre.
John Duca reprit la parole :
- Qu'est-ce à dire, Éminence ? Autant que je sache, il n'y a aucun passage dans l'Écriture sainte stipulant que le mensonge est la condition préalable à l'obtention du poste de représentant de Dieu sur la Terre.
- Bien sûr que non. Je veux seulement dire par là qu'il y a des situations dans lesquelles un être humain est tout à fait en droit de recourir au mensonge. A fortiori lorsque, comme c'est le cas présentement, cela peut permettre d'éviter de sérieux ennuis à notre sainte mère l'Église.
Le banquier secoua la tête et, avant de claquer la porte derrière lui, jeta dans un geste de colère son journal sur les autres étalés sur le bureau.
Le cardinal secrétaire d'État émit un sifflement d'indignation. Il marmonna ensuite quelques mots en hochant la tête :
- Voilà un homme qui n'est pas digne du poste qu'il occupe. N'êtes-vous pas aussi de cet avis, monsignor ?
17
Durant vingt-quatre heures, Caterina avait entretenu le flou sur sa relation avec Paolo. Ce n'était cependant pas difficile à deviner. Le lendemain matin, au cours du petit-déjeuner qui, comme partout en Italie, était du genre frugal, Caterina et Paolo échangèrent des propos vifs, une fois de plus sur des questions d'argent. Paolo, ajusteur de profession, avait perdu son emploi en raison de petites activités parallèles douteuses dont il persistait à nier énergiquement l'existence. Il imputait son licenciement à la situation économique désastreuse dont toute la société ressentait les conséquences. Malberg assistait en silence à ce débat, lorsque Caterina, au plus fort de la discussion, lança à Paolo :
- Il y a belle lurette que je t'aurais mis dehors si tu n'étais pas mon frère !
Bien qu'il eût nettement compris le mot fratello . Malberg crut d'abord avoir mal entendu. Il finit par oser s'immiscer dans la conversation :
- Si j'ai bien compris, vous êtes frère et sœur ?
- Oui, répondit Caterina d'un ton brusque. Je ne vous l'avais pas dit ?
- En tout cas, je ne m'en souviens pas.
Caterina recouvra tout à coup sa bonne humeur et lui dit avec un sourire :
- Néanmoins, comparée à la vôtre, sa situation n'est pas si délicate. Vous ne croyez pas ?
Malberg opina docilement du chef. Paolo se leva et disparut en claquant la porte de l'appartement.
Caterina haussa les épaules, comme pour s'excuser du comportement de Paolo.
- Vous savez, nous ne nous sommes jamais bien entendus. Ce n'est pas sorcier : si l'on veut, nous travaillons pour les mêmes, mais chacun avec des objectifs diamétralement opposés. Moi comme journaliste chargée de l'information auprès de la police et Paolo comme, disons, petit malfrat. Je ne vous cacherai pas que Paolo a déjà fait de la prison. Mais, dans le fond, ce n'est pas un mauvais bougre, vous pouvez me croire. Il ne choisit pas toujours très bien ses fréquentations, c'est tout.
Caterina souffrait manifestement de la vie que menait son frère.
- Vous n'avez pas besoin de vous excuser pour votre frère, dit Malberg d'un ton conciliant. J'espère seulement que je ne serai pas un trop gros poids pour vous.
- Pas de souci, répondit-elle en riant. Mais il faudra que vous vous occupiez vous-même de vos repas. Il y a une excellente pizzeria juste au coin de la rue. Voici les clés de l'appartement. À présent, je vous prie de m'excuser. Je serai de retour vers seize heures. J'ai désormais des horaires réguliers, c'est là le seul avantage de ma nouvelle affectation. Avant, j'étais toujours en service. À plus tard !
Malberg préféra passer la journée dans l'appartement de Caterina. Il n'avait pas peur de sortir de la maison, il se sentait plutôt à l'abri dans ce quartier, car il croyait ne pas avoir laissé derrière lui de traces qui auraient pu mettre la police sur sa piste.
Il resta donc dans ce petit deux-pièces, avec sa cuisine et sa salle de bains vieillotte, équipée d'une douche à l'italienne encore plus vieillotte.
Читать дальше