Deux des fenêtres du séjour et celle de la chambre de Caterina donnaient sur la rue, tandis que celle de la cuisine et celle de la salle de bains s'ouvraient sur une cour intérieure peuplée le matin de matrones bavardes et l'après-midi d'enfants bruyants. Le mobilier de l'appartement sortait tout droit d'un catalogue de vente par correspondance, à l'exception d'un gros secrétaire dix-neuvième en bois sombre.
Le cadre n'était pas vraiment fait pour lui remonter le moral. Malberg s'assit donc devant le secrétaire, cala son menton dans ses mains et se mit à réfléchir. Il se remémora calmement tout ce qui s'était passé depuis l'assassinat de Marlène.
Né sous le signe de la Vierge, ascendant Lion, il avait l'habitude d'analyser rationnellement les choses et d'agir ensuite en conséquence. Mais il avait beau chercher la clé, le détail qui permettrait d'éclairer les événements des derniers jours, ses réflexions débouchaient toujours sur la même impasse. Il avait l'impression de tourner en rond.
Quel rôle le cardinal secrétaire d'État Gonzaga avait-il joué dans la vie de Marlène ? Ou, pour être plus précis : dans la mort de Marlène ? Pourquoi cet enterrement en secret, et anonyme ? Pourquoi l'appartement de Marlène avait-il été muré comme un mausolée ? Pourquoi avait-on fait table rase de son passé ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Malberg commença à dessiner de mémoire le plan de l'appartement de Marlène. Il esquissa maladroitement le palier, la grande porte d'entrée, la salle de bains dans laquelle il avait trouvé la jeune femme et la porte qui menait au grenier. Soudain, il se figea.
Bien sûr, son schéma ne tenait qu'approximativement compte des mesures exactes du lieu, mais Malberg imaginait assez bien l'existence, entre le salon de Marlène et le grenier, d'une autre pièce ou d'une porte de communication.
Lors de sa première visite, il ne s'était bien évidemment pas penché sur la disposition des pièces. Lorsqu'il y était retourné et qu'il avait inspecté le grenier, il n'avait gardé, dans le fatras de choses inutiles et de vieux meubles, que le souvenir d'une horrible armoire datant de l'époque de Vittorio Emmanuel.
Malberg passa toute la journée dans cet environnement étrange, à ruminer ses interrogations. Devait-il se rendre de nouveau dans cet immeuble duquel l'appartement de Marlène semblait avoir disparu comme par enchantement ? Il était sûr d'une chose : le fait que la porte avait été murée et que la concierge avait disparu faisait partie d'un plan destiné à effacer toutes traces susceptibles de rappeler le souvenir de Marlène.
Comment entrer dans l'immeuble et pénétrer dans le grenier sans être vu ? Malberg était bien incapable de répondre à cette question. Ce qu'il savait néanmoins avec certitude, c'était qu'il ne devait pas être pris sur le fait et qu'il ne devait prendre aucun risque.
Caterina se faisait attendre. Comme Malberg n'avait pas très envie de se retrouver en tête-à-tête avec Paolo, qui ne tarderait sûrement pas à rentrer, il sortit, s'acheta un journal et s'assit à la terrasse d'une petite trattoria, à l'ombre du store.
Il feuilletait sans grand enthousiasme les différentes rubriques de la gazette tout en sirotant un campari lorsqu'il se sentit tout à coup observé. Un type d'âge moyen, le visage basané et les cheveux gris coupés court, le dévisageait avec insistance en plissant les yeux. Il était du genre un peu négligé et buvait un macchiato après l'autre.
Malberg trouvait suspect cet inconnu, bien qu'il n'eût au demeurant rien d'antipathique. Il faut dire que ses nerfs étaient à vif avec tout ce qu'il avait vécu ces derniers jours, et qu'il devait s'attendre à ce que la police ne fût pas la seule à le rechercher. Il fit un geste nonchalant à l'adresse du serveur et paya. Il s'apprêtait à partir lorsque l'inconnu se leva et s'approcha de lui.
- Scusi, signore , dit l'homme en s'asseyant en face de lui. Je ne veux pas vous importuner.
- Nous nous connaissons ? demanda Malberg d'un air délibérément dégagé.
L'inconnu lui tendit la main par-dessus la table.
- Je m'appelle Giacopo Barbieri. Vous êtes allemand ?
- Oui. Pourquoi cette question ?
- Vous parlez bien italien. Vous vivez depuis longtemps ici ?
Malberg secoua la tête.
- Je suis ici pour affaires.
- Je vois.
- En quoi cela vous regarde-t-il ?
- Pardonnez-moi, vous avez raison. Je devrais plutôt me présenter. Je suis détective privé. Ou bonne à tout faire, ou homme de peine, comme il vous plaira. Il y a un an encore, j'étais policier, plus ou moins bien payé. Et, un jour, j'ai fait une bêtise. Ou plutôt, je me suis fait pincer alors que je commettais cette bêtise. Au temps pour moi. Toujours est-il que j'ai été viré du jour au lendemain. Depuis, je survis grâce à des petits boulots. Et vous ?
- Je suis ici pour acheter des livres. En Allemagne, les deux tiers des livres anciens sont partis en fumée lors de la dernière guerre. Le comble pour un pays qui a vu naître l'imprimerie ! Rome a largement été épargnée par les bombes, et ses innombrables églises et cloîtres recèlent en tout cas plus de livres et de bibliothèques que n'importe quelle autre ville.
- Mais les livres que vous recherchez ne se trouvent certainement pas sur les marchés aux puces ? dit l'homme avec un sourire en coin.
- Exact. Vous savez, c'est une question de relations. Dans mon métier, on ne survit que grâce à ses contacts. Mais pourquoi voulez-vous savoir tout cela ?
- Parce que cela m'intéresse. Et que je pourrais peut-être même vous être utile, signor Malberg.
Malberg tressaillit. Avait-il dit son nom à cet inconnu ? Il ne le savait plus.
- Et de quelle manière voulez-vous m'être utile ? demanda-t-il.
- Je crois savoir que vous vous trouvez dans une situation assez délicate.
- Une situation délicate ? Qu'entendez-vous par là ?
L'inconnu haussa les épaules et regarda par terre. Il ne semblait pas être disposé à s'étendre sur le sujet.
- Que voulez-vous insinuer ? insista Malberg. Comment savez-vous qui je suis ?
L'autre eut un sourire arrogant que Malberg n'était pas en mesure d'interpréter. Sa réponse fut tout aussi énigmatique :
- Je suis celui qu'on ne connaît pas.
Perplexe, Malberg regarda l'homme assis à ses côtés.
- À votre avis, de qui Caterina Lima tient-elle ses informations ? poursuivit ce dernier. Certes, j'ai été limogé de la police, mais cela ne m'empêche pas d'avoir encore accès à tous les services, par des voies détournées. Je sais que vous êtes recherché.
Malberg resta pétrifié sur place. Caterina l'avait-elle fait suivre ? Quel rôle jouait-elle vraiment dans ce mystérieux assassinat ? Leur rencontre n'avait-elle vraiment été que le fruit du hasard ? Quant à ce Giacopo Barbieri, pouvait-il lui faire confiance ? En qui pouvait-il d'ailleurs encore avoir confiance ?
- Dites-moi, reprit Malberg après un long et vain moment de réflexion, y a-t-il longtemps que vous me suivez ?
Barbieri fit une grimace.
- Je m'attendais à cette question. La réponse est non. Caterina m'a demandé de garder un œil sur vous parce qu'elle craint que vous ne commettiez une erreur préjudiciable à l'enquête qu'elle a menée jusqu'à ce jour. Cela peut vous paraître bizarre, signor Malberg, mais, croyez-moi, Caterina ne vous veut que du bien.
- Une erreur ? Qu'entendez-vous par là ?
- Il s'agit avant tout d'éviter votre arrestation.
- Je ne dois donc plus me risquer dans la rue, si ce n'est la nuit et, là encore, déguisé en courant d'air... C'est ce que vous voulez dire ?
- Ne dites pas de bêtises. Rome est une ville immense et, même si vous êtes recherché, vous n'avez pratiquement rien à craindre tant que vous respecterez certaines règles et que vous ne mettrez pas les enquêteurs sur votre piste.
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