— Mais, lui demanda-t-il un jour qu’elle ne l’avait pas rencontré à cause de son travail, qu’est-ce que tu as à faire des heures supplémentaires, tu ne gagnes pas assez d’argent ? Tu veux faire du zèle, te faire bien voir de ton patron ?
Il ne plaisantait pas tout à fait. Lui qui était délégué syndical et militant politique se montrait assez intransigeant pour certains détails.
— Tu dois prendre le temps de vivre… Qu’est-ce que tu feras de tout ce fric que tu entasses ?
— Il ne s’agit pas de fric, dit-elle. Je travaille sur une enquête qui me tient à cœur.
— Une enquête vraiment ? Quelle enquête ? Tu te prends pour un flic ?
— Non, je veux savoir comment les types de Bologne ont pu obtenir les explosifs… Et encore ce n’est pas tout à fait le but que je poursuis. Ce que je cherche c’est comment le fric arrive en Italie, comment il est acheminé… Et comme j’ai eu la chance de faire, par hasard, des constatations troublantes…
Cette fois il cessa de se montrer agressif et l’écouta avec attention. Lorsqu’elle lui expliqua le fantastique travail qu’elle effectuait il en resta muet de surprise, puis, pris soudain d’une admiration éperdue, il lui donna une accolade affectueuse.
— C’est tout bonnement extraordinaire, dit-il avec force… Je n’imagine pas… C’est à cause de ton ami qui est mort dans l’attentat ?
— Oui… J’avais envie de faire quelque chose de concret… D’abord je me suis dit que si je connaissais vraiment un fasciste je serais allée chez lui pour le descendre mais j’ai compris que c’était une attitude stupide, viscérale et qui n’aurait aucune suite intéressante. Tu tues un type, peut-être innocent…
— Un fasciste ne l’est jamais.
— D’accord, concéda-t-elle, mais je voulais faire plus. Et déjà quelque chose m’avait tracassée durant mes vacances. Une différence entre deux chiffres absolus. Le chiffre des importations d’Israël avec celui de l’argent qui justement vient d’Israël… Je sais qu’il y a des combines et autres mais enfin je travaillais sur un point précis… Il fallait que je fasse des rapprochements encore plus élaborés, encore plus pointilleux.
— Tu sais que c’est énorme ?
— Je sais et je dois désormais réviser ma position, sinon dans un an je n’aurais même pas de résultat. J’ai pensé me consacrer à une période d’un mois… Si elle ne donne pas de résultat je continuerai sur le mois suivant mais au moins ce sera un travail plus raisonnable. Sinon je sens que je vais me tuer à la tâche. Je ne dors plus que quelques heures par nuit, je galope dans tous les sens et même je fais parfois des voyages aller et retour de deux mille bornes dans une seule journée, tout ça parce qu’un type de Genève ou de Marseille peut me donner une précision capitale…
— Que veux-tu prouver au juste ? demanda Paulo di Maglio.
Elle l’avait alors regardé de façon différente il n’était pas très beau avec son visage étroit, son grand nez et sa bouche trop grande, même pas sympathique avec sa brusquerie, son militantisme gauchiste qui parfois allait trop loin. Mais elle faisait confiance.
— Je veux prouver que le fric vient du Liban et d’Israël… Pas des poches de ses habitants mais qu’il transite par les banques de ces deux pays qui sont très accueillants à l’argent américain et européen. Le fric vient de quelque part et il se trouve que je suis placée sur l’une des plaques tournantes où il transite.
— Mais encore ?
— Je prouverai qu’en valeur constante il vient plus de fric d’Israël et du Liban qu’il ne sort de marchandises d’Italie pour ces deux pays.
— Et la spéculation, le fric qui se planque ?
— J’ai les données pour en tenir compte. Depuis que je travaille là-dessus je sais ce que je dois retirer pour avoir la somme qui véritablement ne peut être expliquée et qui d’après moi demeure dans ce pays à des fins inconnues.
— Tu as vraiment des données ?
— Oui, mais il faudrait que je les confie à un ordinateur sinon mes calculs risquent d’être longs, faussés et sans effets quand j’obtiendrai un résultat d’ici un an. Je voudrais quand même en finir d’ici à la Noël. Je ne peux pas utiliser les ordinateurs de mon lieu de travail ni en louer un d’assez puissant sans attirer l’attention.
— Tu es certaine de parvenir à quelque chose de positif ?
— Sûre à quatre-vingts pour cent mais c’est déjà bien, non ? Il parut réfléchir, puis hocha la tête.
— Le risque est minime… Je peux te procurer un ordinateur durant les heures creuses. Il faudra que tu l’utilises entre minuit et deux heures du matin, t’en sens-tu capable ?
Elle ferma les yeux, essaya de se montrer aussi lucide, aussi raisonnable que possible, de ne pas sauter sur cette chance fabuleuse sans réfléchir. Elle travaillait déjà au-delà de ses forces et Paulo lui offrait deux heures par nuit entre minuit et deux heures. Deux heures d’ordinateur qui valaient peut-être des milliers de lires.
— Cinq jours par semaine, dit-il.
— Sans risques pour toi ?
— Non, je veillerai. Je construirai ton programme… Je te réserverai plusieurs mémoires.
— Ça risque de me prendre un mois.
— Ça n’a pas d’importance. Mais est-ce que tu tiendras le coup ?
— Il faudra bien. Oui, je pense que je pourrai… Le pire c’est de surveiller constamment les nouvelles informations, de les stocker sans jamais savoir si je les utiliserai un jour… Comme mon travail doit être aussi impeccable que possible pour ne pas attirer l’attention, inutile de te dire que c’est assez infernal. Il y a aussi la recherche de toutes les données économiques, de toutes les spéculations, de toutes les petites magouilles habituelles au milieu financier et dont je ne dois pas tenir compte. Si un pupitreur veut agioter sur quelques milliers de dollars pour lui et ses amis par exemple, il m’est difficile de l’isoler. Et comme il y en a des dizaines qui doivent s’amuser à ça… on arrive très bien à les identifier mais ce n’est pas un travail facile.
— Tu commencerais quand ?
Brusquement elle paniqua et ferma les yeux. Il attendit patiemment qu’elle réponde.
— La semaine prochaine ?
— C’est entendu, dit-il. Pourquoi pas dans la nuit de dimanche à lundi pour commencer ?
Depuis Washington, Margot commençait d’expédier des télex un peu plus intéressants. Elle ne semblait plus paniquer de se retrouver seule responsable des services et grâce à l’administration du Sénat que tout le monde appelait la Sénatoriale, elle faisait du bon travail.
La bibliothèque avait pu fournir des renseignements sur le village de Dioni qui, même s’ils remontaient à la dernière guerre, donnaient des précisions intéressantes.
Le sénateur prenait connaissance de ces informations au fur et à mesure qu’elles parvenaient. Ainsi donc Dioni avait été un repaire pour les potentats du régime fasciste, une sorte de station climatique avec des logements confortables, un terrain d’aviation et un environnement agréable, non seulement du point de vue touristique mais aussi humain. Le petit village avait été racheté dans des conditions plus ou moins mystérieuses.
On disait que les services secrets du Duce avaient su influencer les gens pour qu’ils vendent leurs maisons. Mais par ailleurs une autre source indiquait que les maisons avaient été rachetées un bon prix, que les gens qui le désiraient recevaient un emploi dans une grande ville du nord à la condition de renoncer à tous leurs droits sur les terres et les immeubles. On ignorait combien de lires avaient été alors dépensées mais le village avait été repeuplé par des fidèles de Mussolini, avec leurs familles. Ils servaient tous dans le grand hôtel de vacances qui avait été créé, comme domestiques, cuisinières, bonnes à tout faire, valets de chambre, gardes-chasses, mécaniciens auto ou avion. Les grands dignitaires arrivaient directement par la voie des airs en appareils Fiat et leur suite n’avait droit qu’à la route.
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