— Regardez, juste derrière ce pin qui penche drôlement.
La Mamma dut régler la lunette et vit une manche à air qui flottait dans le léger vent du nord. Une manche à air qui paraissait neuve, d’où la surprise exprimée par les deux jeunes Allemands.
— C’est curieux, dit-elle… Cette manche à air n’a pas été installée depuis le tremblement de terre… Mais pourquoi était-elle en place sur un terrain qui ne devait jamais servir, d’après les renseignements que nous avons ?
— Aujourd’hui il est très praticable pour les secours. Le gouvernement a réquisitionné les petits appareils de tourisme. Ils pourraient apporter des couvertures, du ravitaillement… S’ils l’ont fait notre voyage devient inutile.
La Mamma resta impassible. Pensait-il lui faire croire vraiment qu’il n’était venu que dans un but humanitaire ? La vue de cette manche à air l’avait troublé plus que de raison.
— Il y a autre chose, dit Olga… Je crois que la ligne téléphonique existe toujours…
— On se demande même si le village a souffert. Les maisons au bord du vide sont intactes en apparence.
— En apparence, dit la Mamma… Mais il est possible que derrière les façades il n’y ait plus rien. Et d’ici on a une impression encore imprécise. Dès que nous approcherons nous verrons mieux les dégâts.
Dès le tournant suivant ils découvrirent d’ailleurs un hameau de trois ou quatre maisons, peut-être plus, complètement éboulées. Il devait dominer la vallée comme un fortin avancé et ses vieilles pierres, son liant ancien fait de chaux et de terre, avaient coulé dans la vallée, imprégnant la végétation maigre de cette zone d’une longue traînée de couleur ocre. La pluie, la neige avaient achevé de faire disparaître les arêtes vives des ruines, avaient tout amolli, modelé comme le ferait un pouce de gosse sur des constructions en pâte à modeler.
La Mamma s’approcha des ruines le cœur battant et crut voir une forme sous une poutre mais ce n’était qu’un châle de femme. Y avait-il encore des cadavres, des gens emprisonnés sous les décombres ?
— Je ne pense pas qu’on trouvera quelqu’un, dit Stefan… Il était peut-être abandonné depuis longtemps…
Mais ce châle intriguait la Mamma qui enjamba des pierres, des débris de charpente pour le récupérer. Il était gluant d’humidité, paraissait pourri. Les deux Allemands essayaient de passer ailleurs, elle entendait leurs voix en contrebas. Non il ne devait y avoir personne.
Qu’allaient-ils trouver là-haut ? Elle pensait à la vieille Lancia de la jeune femme, ne se rendait pas exactement compte de quel modèle il s’agissait exactement. Elle aurait dû se renseigner avant de quitter Rome mais tout avait été si précipité.
Elle se retourna vers sa voiture, alluma un cigarillo et fixa le vieux village. Il ne restait que quelques kilomètres et la route paraissait dégagée. Peut-être quelques éboulements mais ils parviendraient à passer.
— Les fils continuent dans la vallée et ils paraissent intacts. Je suis sûr que l’on peut téléphoner depuis Dioni pour appeler au secours, dit le jeune Allemand.
C’était donc ça qu’ils étaient allés vérifier en descendant la pente. Elle qui croyait qu’ils examinaient les ruines emportées jusque dans le ravin. Et ils voulaient lui faire croire qu’ils étaient des sauveteurs bénévoles ?
— Il faut continuer.
— Bien sûr, dit la Mamma…
— C’est bien ici que vous vouliez venir ? demanda Stefan d’une drôle de voix.
La Mamma tira lentement sur son cigarillo et expulsa la fumée en petits nuages serrés.
— Oui, c’est bien ici que je voulais venir…
— Vous avez quelqu’un qui habite Dioni ?
Ils n’attendaient plus d’être sur place. Pourtant ils savaient ce qu’elle venait faire. Pourquoi lui poser des questions dans ce cas ?
— Je suppose que quelqu’un se trouvait ici le dimanche soir… Je n’en suis pas absolument sûre. Elle peut aussi bien se trouver ailleurs dans sa voiture écrasée sous des décombres. Il faudrait vérifier des kilomètres de routes pour être sûre.
Paulo di Maglio travaillait dans une entreprise de transports dont les entrepôts et les bureaux se trouvaient dans la banlieue nord. C’était une très grosse société dont les camions et les wagons roulaient de jour et de nuit dans toute l’Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Le programmeur avait très bien fait les choses. Il avait commencé par demander à travailler de nuit durant une certaine période, expliquant que son travail syndical en cette fin d’année le forçait à choisir cette solution pour quelques semaines.
Il obtint satisfaction. Pour introduire la jeune femme dans l’enceinte grillagée et surveillée par des vigiles et des chiens policiers ce fut un peu plus compliqué. Mais il avait présenté Macha comme préparant une thèse sur les transports italiens et sa présence dans les bureaux ne soulevait plus de curiosité, même la nuit. L’activité administrative était réduite des deux tiers mais une étudiante pouvait faire son profit du tiers restant.
Une fois dans la salle des ordinateurs ils choisirent ensemble un code pour les mémoires qu’il mettait à sa disposition. Ils arrivaient ensemble vers neuf heures du soir. Le programmeur effectuait une bonne partie de son travail tandis que Macha faisait semblant de prendre des notes en consultant les imprimantes de la journée. Elle avait même bâti un schéma fictif au cas où l’un des patrons de l’entreprise serait venu vérifier son travail.
Vers minuit Paulo di Maglio et elle se retrouvaient seuls dans la salle des ordinateurs et alors ils semblaient pris de frénésie. Il leur fallait en un temps limité, deux heures, faire ingurgiter par les mémoires le maximum d’informations que la jeune femme ramenait de son travail au S.W.I.F.T. Ensuite elle fournissait les données économiques qu’elle avait pu récolter depuis qu’elle menait son enquête. C’étaient cent vingt minutes épuisantes, hallucinantes qui les laissaient sur le flanc lorsque, vers deux heures, arrivait le technicien de la maintenance qui vérifiait si le matériel était en bon état. C’était un homme de quarante ans qui s’appelait Umberto Abdone, et de lui pouvait venir le danger d’être découverts car il était à même de se rendre compte que l’utilisation récente des appareils avait outrepassé le régime normal de l’exploitation commerciale.
— C’est un type obsédé par les femmes, lui avait dit Paulo… Il est marié mais il a plusieurs maîtresses, va voir les prostituées. Il est prêt à payer pour avoir une fille. Je suis sûr qu’il tournera autour de toi.
— Ce sera déplaisant, dit-elle.
— Oui, mais si tu le fascines assez, il oubliera le reste.
— Ce râle me déplaît… Ce n’est pas mon naturel… Il s’en rendra compte.
— Non, il est trop obsédé… Il suffira qu’il voie tes jambes ou devine tes seins sous la blouse blanche pour qu’il perde la tête. Il est toujours très inquiet pour sa virilité… Il n’a pas d’enfants, accuse sa femme mais dans le fond il pense qu’il est responsable de cette stérilité. C’est assez banal comme explication mais je la crois juste.
Macha, dès la première nuit, se sentit vraiment déshabillée par Umberto Abdone, un type assez moyen, ni beau ni laid mais qui portait des jeans très étroits qui moulaient son ventre et sa virilité de façon outrageuse. Malgré elle son regard était attiré par ce renflement masculin, même lorsqu’elle éprouvait un dégoût profond pour cet homme.
À deux heures, très fatigués, ils buvaient du café en mangeant quelque chose, des sandwiches ou des gâteaux que la sœur de Macha, Ruth, faisait elle-même. Umberto surgissait alors et n’avait d’yeux que pour Macha. Elle portait obligatoirement une blouse blanche assez vague mais il s’en contentait, estimait la grosseur de sa poitrine et essayait de découvrir ses cuisses lorsqu’elle évoluait dans la pièce.
Читать дальше