Il fonça vers la cuisine. L’odeur était déjà forte. Il coupa le gaz, prit la jeune femme dans ses bras et la transporta dans sa chambre. Il la coucha sur le sol, commença de pratiquer la respiration artificielle.
Ce fut très long. Il s’acharna, ruisselant de transpiration dans l’étuve qu’était la villa. Enfin elle respira plus normalement, mais sans reprendre connaissance. Il lui fit avaler un peu de whisky et elle ouvrit les yeux.
Tout d’abord, elle resta-hébétée, cherchant sa respiration.
— Il est parti?
— Oui.
Soudain elle se mit à pleurer. Il la laissa tranquille pendant quelques instants, en profitant pour aller aérer la cuisine.
Quand il revint, elle avait eu la force de se traîner sur le lit et de s’y allonger.
— Que s’est-il passé?
Elle écouta.
— C’est affreux. Pourquoi lui?
— Il appartient à la Phalange? Et puis c’est le seul qui pouvait se présenter aussi tard chez vous.
— On l’avait placé auprès Pedro pour l’espionner?
Kovask approuva de la tête.
— C’est lui qui a tué Pedro?
— Certainement pas, puisqu’il était au magasin dans l’après-midi.
— Non, il n’ouvre qu’à seize heures.
— Je crois savoir comment votre mari est mort. Il avait l’habitude de rouler vite?
— Oui. Toujours très vite.
— Les pneus s’échauffent plus rapidement. On utilise une sorte de pétard thermique. Il explose à une température donnée et ne laisse pas de trace. La roue éclate. Ils devaient le suivre à courte distance et se sont assurés de sa mort, au besoin ont aggravé ses blessures.
— Pedro laissait souvent la voiture devant le magasin. José Cambo a pu poser ce pétard.
— Ou habite-toi?
— Avenida José Antonio, numéro 17.
— Il est marié?
— Oui. Il occupe un appartement donnant dans un patio. Il faut aller au fond du couloir, traverser le jardin. Il habite au premier étage.
— Montrez-moi sur le plan de la ville.
Ils passèrent dans le bureau.
— Vous comptez vous rendre chez lui?
— Cette fois, j’ai une piste sérieuse. Je vais faire vite.
— Je ne veux pas rester seule ici.
— Vous retiendrez une chambre dans un hôtel et dormirez en paix.
Elle restait songeuse.
Il nous faut quitter la villa le plus vite possible. Prenez quelques affaires.
— Si vous vous attaquez à la Phalange, ses membres vous traqueront dans le monde entier.
Il haussa les épaules :
— Je ne fais pas de politique. J’ai une mission à mener à bien. La Phalange est allée un peu trop loin dans cette affaire, du moins certains de ses dirigeants.
Dans le fond, il n’était pas sûr d’être suivi par ses chefs. C’est pourquoi il voulait agir le plus vite possible avant de rendre des comptes. Ensuite il espérait qu’il serait trop tard pour faire machine arrière. Puisque le gouvernement espagnol désirait adhérer à L’O.T.A.N., il lui fallait donner des preuves de sa bonne volonté. Même si quelques têtes du fameux parti devaient tomber.
— S’il devait vous arriver quelque chose, dit-elle, je porterai plainte contre José Cambo. Rien ne pourra m’en empêcher, et la police sera bien forcée de mener son enquête.
Brusquement, il pensa à la lettre déposée sur la table et alla la chercher. L’enveloppe n’était pas fermée. Isabel sortit une feuille de papier et poussa un léger cri d’étonnement.
— C’est mon écriture. Mais je n’ai jamais écrit ça.
En quelques lignes « elle » indiquait que, ne pouvant supporter sa douleur à la suite de la mort de son mari, elle préférait mettre fin à ses jours. Elle demandait qu’on n’accuse personne de cette mort et implorait le pardon de Dieu et de ses amis.
Mon Dieu ! On dirait que c’est moi qui ai écrit ça.
— José Cambo avait-il un spécimen de votre écriture?
Elle chercha.
— Certainement une carte postale. De temps en temps, j’en expédiais une à sa femme. Oui, ce doit être à partir de ces quelques mots écrits rapidement qu’ils ont reconstitué mon écriture.
— Cachez ça ici, mais ne l’emportez pas avec vous.
Comprenant ce qu’il voulait dire, elle frissonna, et glissa la lettre dans un livre de la bibliothèque.
— Dépêchons-nous, dit Kovask.
— Vous croyez qu’ils peuvent revenir?
— Peut-être. José Cambo est certainement allé faire son rapport. Ils viendront vérifier.
Ils trouvèrent un taxi en maraude et Kovask accompagna la jeune femme jusqu’à l’hôtel Madrid. Au moment de le quitter elle le remercia.
— Je serais certainement morte si vous n’étiez pas arrivé hier à Séville.
— Et vous êtes heureuse de ne pas l’être? Malgré la fin tragique de votre mari?
Elle le regarda, rougit légèrement, et suivit le garçon d’étage. Kovask quitta l’hôtel et chercha un restaurant. Il n’avait pas fait de repas sérieux depuis la veille. Il avait tout le temps. La journée commençait réellement à Séville. À dix heures du soir. Il lui faudrait patienter quelques heures avant de se rendre chez José Cambo.
Tout en mangeant avec appétit il pensait à Isabel Rivera. Une étrange fille. Sa volonté était admirable, touchante même, mais extraordinaire aussi. Trop parfois. Toute la journée il était resté sur le qui-vive, comme si brusquement elle allait faire volte-face et lui révéler que la comédie avait assez duré. Oui, il avait attendu pendant des heures un coup de théâtre dont elle aurait été l’instigatrice.
Peu à peu les faits l’avaient persuadé de sa sincérité, mais il restait encore troublé. Peut-être n’aimait-elle pas son mari, du moins pas comme il l’avait imaginé. D’où cette aisance pleine de dignité.
Brusquement, il pensa à Duke Martel. Il avait complètement oublié de le rappeler. Les événements s’étaient précipités en fin d’après-midi.
Il l’appela depuis le restaurant et devina son soulagement quand il l’eut au bout du fil.
— Eh bien, mon vieux, je commençais à me faire des cheveux blancs et n’étais pas loin de penser que vous aviez rejoint Pedro Rivera.
Kovask eut un petit rire.
— Du nouveau?
— Oui. On a réussi à contacter le professeur et quelqu’un a parlé ; de Séville devant Hernandez est un homme célèbre pour son sang-froid dans la vie et dans les salles d’opération, mais il paraît qu’il a réagi étrangement. Il a affirmé qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis plus d’un an. Les services de Madrid font une enquête discrète sur son déplacement en avion militaire. Demain j’aurai certainement du nouveau à ce sujet. Et vous?
— Je suis sur une piste. Je vous expliquerai demain.
La voix de Martel devint plus sèche.
— Vous connaissez la consigne? Si vous disparaissez nous ne pourrons nous accrocher à rien.
— Bien, retenez ce nom : José Cambo, 17, avenida José Antonio.
— C’est tout?
— Oui.
Il raccrocha. Il n’avait pas voulu signaler que Cambo était un phalangiste. Duke Martel aurait certainement réagi défavorablement. Il voulait avoir les mains libres à son sujet, du moins pendant quelques heures.
Revenu dans la salle, il but une tasse de café très fort et fuma une cigarette.
À nouveau il pensait à Isabel Rivera, réfléchissait sur certains détails.
La façade du 17 de l’avenue José Antonio donnait à l’immeuble un style mauresque avec ses ferronneries aux balcons, les ciselages de pierre autour des ouvertures. Dans le hall des parfums d’orangers venant du patio. Celui-ci était très grand, dallé de pierre blanche. Des roses grimpaient le long de lattis. Un lampadaire diffusait une lumière douce. Dans un coin quelques fauteuils de rotin abandonnés, des rocking-chairs. Les locataires étaient couchés depuis peu.
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