Il allait se mettre au lit lorsqu’on frappa. Croyant que Clara avait fini par adopter la même attitude que lui, s’en réjouissant, il alla ouvrir.
Ils étaient trois. Pierre Montel, sa femme et Marcel Pochet.
— J’allais me coucher, dit-il surpris. Je ne me sens pas en forme.
Ils le fixaient en silence. Il remarqua que la femme de Montel avait les bras le long du corps et qu’elle serrait les poings, tandis que sa respiration était rapide, comme si elle avait du mal à maîtriser une immense colère.
— Nous désirons vous interroger, dit brutalement Marcel Pochet.
— M’interroger ? Vous dites m’interroger ? s’indigna Maxime. Etes-vous devenus fous ?
— Je vous en prie, Carel, murmura Pierre Montel, soyez coopératif.
— Oui ! hurla soudain sa femme. Vous interroger sur votre sale gauchiste de femme. Vous allez nous dire si c’est l’Internationale terroriste qui vous a chargé de nous espionner.
L’homme de la multinationale s’appelait Kaffer. Il comparaissait pour la troisième fois devant la commission sénatoriale réduite, à titre de témoin libre. Il n’était nullement forcé de répondre à l’invitation qui lui avait été adressée et ne manquait pas de le rappeler chaque fois. Le président de la commission était le sénateur Maroni de l’Etat de New York. A ses côtés siégeait le sénateur John Holden. Le vieux politicien tétait un gros havane non allumé, regardant fréquemment sa montre. Le médecin ne lui en accordait plus que deux par jour et il attendait 10 heures avec une impatience mal dissimulée. A côté de lui, mais légèrement en retrait, le Commander Kovask, désigné comme secrétaire adjoint, faisait partie du brain-trust d’Holden et ne quittait pas l’homme de la multinationale des yeux.
Kaffer était jeune, habillé avec une certaine décontraction. Genre mafioso des années trente. Ces jeunes technocrates avides récupéraient tout. Il était une époque où ils s’habillaient style hippie de bon goût. Mais ils ne pouvaient que rarement donner une certaine chaleur à leur visage. Kaffer était un beau garçon, bronzé, plein de santé, toujours prêt à sourire. Mais son regard démentait tout le reste. Kovask s’était demandé depuis le premier jour où il avait déjà vu le même, venait juste de se souvenir que c’était une vieille photographie du premier Rockefeller.
— A la demande du sénateur Maroni, j’ai effectué quelques recherches dans la comptabilité centrale de Détroit… J’ai ici les photocopies de toutes les sommes remises à ce jour, et depuis cinq ans, à différentes organisations culturelles, sportives, philanthropiques. Le chiffre pourrait paraître énorme mais il représente plusieurs centaines de bénéficiaires…
— Et quel est ce chiffre ? demanda Maroni.
Fils d’immigrés anti fascistes venus d’Italie, Mario Maroni n’avait jamais cherché à le dissimuler, ce qui le rendait assez sympathique. De ses origines, il conservait vin teint olivâtre, des cheveux frisés, poivre et sel à l’approche de la cinquantaine, un goût bien connu pour les pâtes à l’italienne, le culte de la famille. Sa fille lui servait de secrétaire et son gendre dirigeait son brain-trust. On disait ironiquement qu’il avait été élu grâce au travail acharné d’une centaine de personnes faisant toutes partie de sa parenté.
— Nous dépassons les trois millions de dollars, répondit Kaffer très à l’aise.
— Pour les U.S.A. seulement ?
— Bien entendu.
— Vous serait-il possible de regrouper tous les renseignements concernant vos filiales mondiales ? Plus précisément celles de l’Europe ?
Maroni eut un large sourire qui découvrit ses nombreuses dents en or :
— Nous nous contenterons même de quelques pays… Tenez, au hasard, l’Italie…
Il y eut quelques sourires.
— La France, le Portugal, l’Espagne, l’Allemagne…
Holden ôta son cigare et se pencha vers son collègue pour lui murmurer quelque chose. Maroni approuva :
— Dans quelle catégorie classez-vous les clubs élitiques ?
— Dans les organisations culturelles…
— Oui, bien sûr…, dit le sénateur. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence sur les papilionacées… Au Rotary… Non au Lion’s à moins que ce soit au Dynamic… J’ai appris de grandes choses ce jour-là… Que les papilionacées étaient des légumineuses à cinq pétales et non des lépidoptères. Bien, nous disons organisations culturelles… Vous avez les chiffres correspondants ?
Tout le monde souriait. Même Kaffer et sans effort apparent. Ce garçon était vraiment parfaitement armé pour affronter la Commission et Kovask comprenait mieux le choix de la multinationale.
— Pour l’ensemble des clubs en question… Il n’y a pas que les trois que vous avez cités, sénateur…
— Je sais, mais ceux-là sont comme votre société, multinationaux.
— Oui, si vous voulez, fit Kaffer conciliant. Le montant n’atteint pas cent mille dollars pour plus d’une centaine de sections… Mille dollars en moyenne pour chaque club local…
— Ce n’est pas terrible, en effet, dit Maroni. Ce serait même en dessous du maximum légal autorisé… Mais chose curieuse, j’ai ici la déclaration sous serment d’un président du Dynamic Club d’un Etat fédéral qui a reconnu avoir reçu de votre société une somme bien plus importante par l’intermédiaire de l’un de vos dépositaires …
— Certainement à titre personnel, sénateur.
— Non. Le dépositaire à également reconnu sous serment que cette somme avait été mise à sa disposition par la direction générale de Détroit, avec la prescription impérative d’en faire bénéficier ledit club… Mais vous avez certainement une explication ?
Kaffer ne semblait pas avoir prévu cette contre-attaque. Il resta quelques secondes immobile, puis fouilla dans son attaché-case, en retira une liasse de documents.
— Pouvez-vous me préciser de quel Etat il s’agit ?
— De celui que j’ai l’honneur et la joie de représenter : l’Etat de New York.
Un peu fébrile Kaffer feuilleta sa liasse, recommença avec plus de calme.
— Je crains de n’avoir aucune explication… Mais si la commission accepte de m’accorder un délai…
— Bien sûr… La commission accepte… Mais pour éviter de perdre du temps, veuillez avoir l’amabilité de nous apporter la comptabilité de vos filiales européennes… Toujours en ce qui concerne évidemment les subventions faites à ces clubs… Il n’est pas en mon pouvoir, pour l’instant, de mettre mon nez dans le cash-flow de votre société. Il a beau être gros il ne supporterait peut-être pas le choc.
— Ni l’odeur, murmura quelqu’un.
— Cela risque de demander du temps, répondit Kaffer.
— Allons, allons, fit Maroni patelin. Ne me dites pas que vos moyens de communications sont limités… Nous savons que votre réseau de télex, d’ordinateurs est très perfectionné. Vous disposez de satellites privés. Il ne vous faudra qu’une demi-journée pour rassembler les renseignements en question… Nous vous attendons demain, même heure.
Kaffer ne trouva rien à répondre et se leva.
John Holden alluma son havane et aspira la première bouffée avec délectation tandis que Maroni demandait qu’on introduise Gerald Fitzgreen, représentant du Dynamic Club International.
L’homme appartenait à une autre génération bien qu’il n’eût que quarante-trois ans. Costume bleu, chemise blanche, cheveux soigneusement lissés, petite moustache bien taillée, il s’efforçait de montrer un détachement hautain mais comparaissait, lui, à titre de témoin sous serment.
Maroni le lui rappela brièvement ainsi que ses qualités de trésorier général de l’organisation.
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