Vincent avait su que le GIA s’agitait pour trouver la Cellule. Il avait prévenu le reste de la troupe que les opérations en Algérie requéraient encore plus de soin et de vigilance qu’auparavant. Qu’ils n’étaient plus seulement des chasseurs : les Delta, à leur tour, étaient des proies.
Cyprien et Vincent n’en poursuivaient pas moins leur entreprise de neutralisation des têtes du GIA. De 1996 à 1997, ils avaient largement contribué à assainir les milieux terroristes algériens en en tuant les lieutenants. La plupart du temps, c’est Vincent qui préférait s’en charger, compte tenu de l’atmosphère explosive. Il ne voulait pas faire prendre de risques aux quatre autres. En chef, il avait intégré le sens du sacrifice.
La prochaine cible était lourde, il s’agissait de Lyes Zouarbri, le frère de l’élu du FIS abattu quatre ans plus tôt. Déserteur, criminel réputé pour sa cruauté, son plaisir à violer et à tuer, il avait remplacé Zitouni à la tête du Groupe Islamiste Armé après l’avoir assisté. Jeune et dangereux, il était une priorité pour la Cellule.
Or, pour Vincent, il était impensable de missionner Aymard à nouveau. Hichad, lui, était occupé, avec son anglais et son arabe impeccables, en Grande Bretagne à traquer un imam suspect. Il s’était désigné lui-même pour accomplir cette tâche nécessaire et avait demandé à Henry d’effectuer la préops.
Traître
Juin 1997, Alger, Algérie
Ce dernier avait noué des contacts, comme pour Zitouni, avec des ennemis internes au GIA. L’intermédiaire qui avait permis à Henry d’approcher les adversaires de la cible était… Nicolas. Il faisait toujours partie du Service Action. Vincent ne l’avait pas fait virer après sa tentative échouée de le prendre dans la Cellule. Il avait parlé pourtant, il avait prouvé qu’il n’était pas digne de confiance. Ni pour être un Delta, ni pour être un agent du Service. La clandestinité de sa Cellule avait forcé Vincent au secret. Comment aurait-il pu, sans l’évoquer, justifier la culpabilité de Nicolas ?
Seul Vincent était au courant que Nicolas avait été pressenti pour faire partie de la Cellule puis refusé. Henry connaissait l’homme pour l’avoir croisé à Cercottes et l’appréciait plutôt. Le fait qu’il soit un ami d’Hichad le confortait dans une opinion favorable. Arrivé à Alger, Henry l’avait rencontré au bar du Sofitel sur la baie, et avait recueilli ses informations.
De son côté, Nicolas soupçonnait Henry et les autres Delta depuis qu’il s’était vu en miroir après son kidnapping. Il avait compris que ses ravisseurs ne pouvaient pas être les islamistes qu’il combattait. D’autres, du Service Action, étaient passés à la même moulinette. Donc, ils avaient tous subi un test. Mais ce que Nicolas n’avait pas immédiatement perçu était son enjeu.
Plus tard, assis à côté d’Henry, la baie d’Alger sous les yeux, il avait eu une révélation. Aux questions du Delta, il avait compris qu’il préparait une opération ultrasecrète dont l’objectif était probablement de neutraliser Zouarbri. Le genre de trucs que la DGSE ne faisait pas normalement. Nicolas avait maintenant connaissance de l’existence d’un groupe secret à l’intérieur du Service qui était autorisé, lui, à tuer…
Il avait regretté d’autant plus amèrement de ne pas en être et s’était mis à en vouloir à Vincent de l’avoir refoulé. Et il avait pris sa décision : il se vengerait quand l’occasion se présenterait. Et, d’expérience, il était certain qu’elle se présenterait.
En rentrant en France, Nicolas avait volontairement passé une soirée avec Hichad et l’avait fait boire pour lui soutirer des renseignements. Il avait parlé d’Henry pour faire réagir son ami. Hichad avait seulement dit : « Oui, mais c’est Vincent qui prend la suite là-bas, tu risques de le voir et de l’aider… »
« Il n’en est pas question », avait alors pensé Nicolas.
Le lendemain de sa soirée picole avec Hichad, il avait manœuvré pour récupérer une photo. Il était passé voir une secrétaire à Cercottes avec laquelle il avait eu une aventure. Malgré son physique disgracieux — une peau grêlée, une taille réduite, un visage porcin — il plaisait aux femmes. Il en avait une, mais comme souvent, elle ne lui suffisait pas. Pas particulièrement avenante, son épouse avait le mérite d’élever leur fils de huit ans, et de le supporter, lui et sa colère permanente, lui et sa violence naturelle. Elle n’avait droit à rien, sauf se taire et être d’accord.
La petite secrétaire, ça l’avait excité un temps de la lutiner un peu partout sur la base. Après, il s’était lassé, avait cherché une autre victime. Il tombait sur les masos, celles qui se mettent à aimer quand on les maltraite.
La fille, une jolie brune un peu vulgaire, avait toujours un faible pour Nicolas et lui avait refilé sans difficulté le trombinoscope du Service. Il l’avait ensuite encouragée à se refaire une beauté pour sortir dîner avec lui. Pendant qu’elle avait remis dans les toilettes de son rouge à lèvres rose nacré et ouvert un bouton de son chemisier en synthétique brillant noir, son ex futur amant faisait, avec son téléphone portable, une photo de Vincent.
Il était reparti avec trois jours après à Alger. Pour la montrer.
Il avait mis la tête du chef des Delta sous les yeux des comparses de Lyes Zouarbri et avait menti. Il leur avait affirmé qu’il était le type qui avait flingué Zitouni. Et il avait ajouté : « Méfiez-vous, il ne va pas tarder à se ramener dans les parages. Si j’étais vous, je me mettrais en alerte… »
À force de fréquenter des voyous, de voir des horreurs, de manier les armes, Nicolas avait, en fait, perdu tout sens moral. Il n’éprouvait aucune culpabilité à l’idée de mettre Vincent en danger. Il n’avait pas hésité. Sa détermination à nuire s’était, paradoxalement, construite dans les Services mais retournée contre eux. Et l’épisode de l’enlèvement et de la torture, conclu par son rejet, avait terminé de le rendre méchant.
Au sein du GIA, on avait pris très au sérieux la mise en garde de Nicolas et on avait bien mémorisé la tête du chef des Delta. Des soldats du Groupe avaient été placés à l’aéroport et dans les hôtels de la ville qui accueillaient des Occidentaux. Ils attendaient tous de voir apparaître Vincent.
Il était arrivé mais, sous son identité fictive, il était méconnaissable. Avec une moustache, de grosses lunettes carrées, des costumes mal taillés, il jouait le rôle de Robert Binet, un entrepreneur du BTP, venu en Algérie initier le chantier de la résidence d’un ministre. Il faisait exprès de parler fort, mal, et de fumer des Gauloises. Il adoptait le comportement type d’un Français : geignard, arrogant et grossier.
Par d’autres agents sur place, Nicolas avait su que Vincent était là. Il n’avait pas pu s’empêcher de prévenir les islamistes.
Le plan de Vincent prévoyait qu’il attende Zouarbri avec quatre de ses opposants sur le chemin qui le ramenait chez lui. Il ne s’attendait pas, par contre, à tomber sur un faux Zouarbri et une troisième voiture destinée à une éventuelle riposte en cas d’attaque surprise.
Ça s’était mal passé. Très mal.
Avec ses quatre alliés, ils avaient fait péter les deux voitures au lance-roquettes. Et, alors que, contents d’eux, ils s’apprêtaient à vider les lieux, ils avaient vu se profiler une bagnole avec des types aux fenêtres en train de tirer. Dedans, Vincent avait cru distinguer Zouarbri. Deux de ses acolytes s’étaient pris des balles mortelles et les deux autres s’enfuyaient à toutes jambes en zigzaguant. Au bout de cinq minutes d’échanges en rafales, Vincent avait cru plus sage de déguerpir à son tour. Il avait réussi à grimper dans la voiture dont les pneus n’étaient miraculeusement pas crevés. Il s’était enfui et avait quitté le pays dans la soirée avec sa moustache et ses lunettes, le souffle un peu plus rapide.
Читать дальше