— Non, cette révolution, encore une fois, est manipulée. Certains loustics suspects qui gravitent dans le CNT paraissent très intelligents…
— La manière dont ils ont convaincu le monde entier…
— De leur innocence et de leur bonne foi…
— Ce qui est clair maintenant, c’est qu’ils ont joué la carte de la victimisation pour que des frappes internationales soient décidées et qu’ils puissent prendre le pouvoir.
— C’est pas plus mal, même si les motifs sont louches.
— Pour voler ce qui les intéresse…
— Les armes.
— Tu sais, au CNT, il y a de tout. J’ai remarqué qu’ils ont des stratégies de combats qui me font penser à celles du GIA avec lesquelles j’ai frayé autrefois…
— Ah oui, tu es algérienne ?
— Oui, et c’est une longue histoire. Je te parlerai de ça une autre fois.
— Tu veux trouver quoi ici ?
— Une cohérence.
— Je ne comprends pas.
— Je veux arriver à départager ce qui est spontané de ce qui est programmé dans cette révolution. Distinguer dans tout ce bazar les véritables enjeux de ce qu’il se passe ici, tu comprends ?
— Oui, mais fais gaffe quand même, si tu commences à chercher du côté des ramifications du même genre que le GIA, tu t’exposes aux emmerdes…
— Pourtant, il faut que je sache, c’est important pour l’avenir de savoir dans quelles mains est passé ce pays.
La conversation des deux femmes avait passionné Miguel qui essayait de signifier à Julie de se taire pour le laisser s’y absorber. L’évocation du GIA, il la connectait à cette sensation qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir, de la connaître, la Mouna en question. Il finirait bien par préciser son intuition.
Pour l’instant, il replongeait dans des histoires qui le ramenaient à la fin des années quatre-vingt-dix, quand lui et les autres Delta faisaient la chasse aux méchants du GIA en pleine sale guerre algérienne. Il se rappelait surtout la montée en violence et l’intensification de leurs actions spéciales. Après l’assassinat atroce des moines de Tibhirine, l’ambiance avait changé. Ils ne feraient plus de quartier, ils redoubleraient d’efforts pour effacer ces mecs. Une espèce de fureur s’était emparée de la DGSE dans son ensemble. Au Service Action, ils avaient glané des informations dans tous les sens. L’ensemble des agents avait été réquisitionné. Une fois les dossiers montés, les Delta les récupéraient pour opérer. Ils neutralisaient les cibles indiquées par Cyprien.
Un désir de vengeance s’était propagé au sein des services. Et eux, les Delta, avaient tout fait pour le satisfaire, brutalement, mais finement. Il n’était pas question de supprimer les terroristes directement et de les inciter ainsi aux représailles. Non, la méthode consistait, le plus souvent, à aider les ennemis de ces terroristes, à les armer, les renseigner et, en dernier lieu, les pousser à tuer, ce qui nécessitait, à vrai dire, assez peu d’efforts. En outre, ils avaient remarqué que le bénéfice supplémentaire de cette façon de faire était la radicalité avec laquelle les exécutants algériens faisaient le job. Ils se contentaient rarement d’un seul mort. Son entourage succombait généralement avec la cible. Ils éliminaient en moyenne une dizaine de personnes, comme pour être sûrs que leurs adversaires ne repousseraient pas.
Julie, qui s’ennuie de ne pas pouvoir parler avec son compère, fait des allers-retours à la réception pour s’assurer qu’on ne les a pas oubliés et qu’ils obtiendront bien une chambre, très bientôt, espère-t-elle. Enfin exaucée, elle va chercher, guillerette, Miguel, un peu déconcentré par sa cascade de souvenirs et l’odeur de Mouna.
Quand il se lève, elle lui jette un regard et il perçoit sur son visage une réaction de surprise. Elle aussi paraît le connaître. Ils se sont déjà vus. Mais où et quand ? Miguel pressent qu’il est urgent qu’il se le remémore.
Double-jeu
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dina donne à Hichad trop peu d’informations sur son mari, lequel évite de parler devant elle ou, quand il le fait, transforme ses phrases en énigmes. Il insiste, en finesse. Afin de justifier sa curiosité, il amène le sujet en le centrant faussement sur les difficultés de sa situation conjugale, les activités qui influeraient sur le comportement de Dalil, sa violence et la haine de sa propre femme. Mais elle peut difficilement lui confier ce qu’elle ne sait pas. Par contre, à l’hôpital, sans faire exprès, elle entend souvent des choses intéressantes. Les gens se livrent aux infirmières et ne se gênent pas pour discuter librement devant elles avec les proches qui leur rendent visite. Ils évoquent la situation, racontent comment ils ont été blessés, critiquent ou encensent tel ou tel personnage public libyen, pleurent en faisant allusion aux crimes de Kadhafi beaucoup plus nombreux que prévu, se réjouissent aussi ou s’inquiètent du futur. La ville entière, en fait, défile à l’hôpital et déverse des renseignements et des émotions.
À Hichad, elle raconte ses journées, se délestant ainsi de ses doutes, de ses angoisses, des histoires trop lourdes et, tout à l’heure, elle lui a donné un détail qui a fait mouche. Elle a mentionné l’un de ses malades, un Libyen diabétique, Ariuc, à qui il avait fallu couper une jambe et qui se vantait auprès d’elle de gagner beaucoup de fric. Par politesse, elle avait fait semblant de s’intéresser en demandant comment. Il avait balancé qu’il avait trouvé avec deux de ses amis une des caches d’armes de l’ex-dictateur et qu’il touchait un pourcentage sur les ventes. Dina avait ri en imaginant un genre d’hypermarché où des familles mettaient des armes dans des caddies. Le business, en réalité, se faisait plus discrètement. Et dans les clients, il y avait de tout, avec des plus ou moins gros moyens. L’unijambiste, lui, s’excitait dans son lit, avait l’œil qui brillait quand il disait « gros clients, des huiles ». Il insistait, pour se mettre en valeur, sur le montant des sommes, faramineuses selon lui. Dina le félicitait pour ces succès et lui souhaitait sincèrement de pouvoir ainsi s’acheter une prothèse à l’étranger. Pour l’infirmière, il s’agissait uniquement d’une anecdote tragi-comique, mais pour son amant, c’était du miel. De ce bouffon mutilé, il pourrait obtenir des détails sur ce que contenait l’arsenal de Kadhafi et, mieux encore, apprendre l’identité de ses nouveaux propriétaires.
La réactivité d’un Delta était élevée. Hichad avait laissé partir sa maîtresse et s’était dirigé aussitôt vers l’hôpital. Sous la visière de sa casquette, il passait en revue tous les malades du troisième étage. La climatisation était cassée depuis longtemps dans les pièces grises, et un ventilateur sur trois tournait mollement au-dessus de pauvres lits déglingués aux draps pas très nets. À Benghazi, ils n’avaient pas encore reçu d’aide et l’hôpital débordait. Les médecins et le personnel soignant géraient trop de malades avec du matériel défaillant, des pénuries sérieuses d’analgésiques, de compresses… et des conditions d’hygiène qui n’étaient plus tout à fait aux normes.
Ariuc était caché derrière un rideau troué. Il somnolait, la bouche ouverte. Dans son arabe le plus civil, Hichad salue le malade qui se réveille en sursaut et regarde, éberlué, son visiteur. Pour dissiper rapidement la méfiance d’Ariuc, Hichad annonce la couleur. Des armes, on lui a dit que le meilleur interlocuteur pour des armes de qualité, il l’avait en face de lui. L’autre paraît gêné et voudrait savoir qui est « on ». Mais Hichad explique qu’en bon Libanais, il compartimente le business. Et ajoute : « Il n’y a rien à savoir, j’ai besoin d’armes pour aider des amis en dehors du pays, point barre. Si vous pouvez m’en vendre, on continue à discuter, sinon, je m’en vais, c’est simple, très simple. »
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