— Assurément. Parce que, maintenant, on est certains qu’ils sont armés.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que l’équipe du CNT, noyautée par les intégristes, a mis la main sur l’arsenal très riche de Kadhafi.
— En effet…
— Nous avons connaissance d’une réunion qui devrait se tenir très prochainement en Libye et qui rassemblera quelques chefs de file d’AQMI. Les chefs ou leurs lieutenants des principales formations islamistes du Proche et Moyen-Orient seront là. Et, bien sûr, nous sommes sur le coup car nous pensons qu’ils veulent coordonner des actions en vue de radicaliser tous les mouvements intégristes autour de la Méditerranée.
— Pourriez-vous être plus explicite ?
— Nous sommes déterminés à couper des têtes mais…
— Mais ?
— Ce ne sera pas évident. Ils sont retors et ils sont au courant que nous les avons à l’œil… Surtout, ils sont nombreux.
— Vous avez combien d’hommes sur cette histoire ?
— Cinq, et des aides annexes sur place pour les renseignements.
— C’est peu, non ? Pourquoi pas plus ?
— Mes hommes, je ne vous apprends rien, en valent trente. D’ailleurs, je n’en ai pas plus. Et puis, dans la mesure où nous n’agissons pas officiellement, il est toujours compliqué de déployer des bataillons.
— D’accord, faites au mieux comme toujours, je vous fais confiance.
— Merci, monsieur le président.
— Avons-nous fini, Cyprien ?
— Si vous l’estimez, oui.
— En effet. Merci pour ce brief, je vais réfléchir à tout ça. Ne manquez pas de m’informer très régulièrement.
— À votre service, monsieur le président.
*
Cyprien quitte le Palais à moitié satisfait de son entrevue avec le président.
Il s’attendait à plus de curiosité de sa part sur les tenants et les aboutissants de l’opération. À aucun moment il n’a essayé de savoir qui exactement était attendu à la petite fête de terroristes. Le militaire avait souvent rencontré l’indifférence ou l’intérêt limité pour l’action des Delta. Il savait l’interpréter. Les présidents voulaient savoir sans savoir. Et ce désir paradoxal se soldait par un intermédiaire : ils en sauraient le minimum, les grandes lignes. Les détails sordides, violents, honteux ou ceux susceptibles de créer une trop grande inquiétude, étaient priés d’être tus dans les rapports que faisait Cyprien.
La géopolitique, d’accord, les enjeux, les alliances, les stratégies, d’accord aussi, mais les victimes collatérales, les blessés, les lâchés, les oubliés, les morts, mieux valait les enterrer sans les signaler là-haut, dans les salons feutrés de l’Élysée.
Finalement, comme pour les gens ordinaires, les agents choisissaient de ne rien dire aux sommets afin de les laisser dormir le peu d’heures qui leur restaient pour se reposer… Comme ça, ils pourraient dire qu’ils ne savaient pas…
Armés
Mai 2011, Benghazi, Libye
Le paysage monotone et désertique lasse les deux journalistes. Mille trois cents kilomètres du Caire jusqu’à Benghazi, entourés de roches sèches et de sable. Avec une escale, en chemin, pour dormir un peu, manger et se doucher, à Tobrouk. Le port a le charme de ces lieux qui n’ont d’autre vie que celle de leur légende. Étant donné le contexte explosif du pays, personne ne s’aventure plus ici.
Sur la route, Julie et Miguel ont eu le temps de préparer leur reportage. Établir la liste de ce qu’ils voulaient obtenir en images et en contenu, planifier leurs premières heures sur place pour perdre le moins de temps possible, se répartir les tâches, penser déjà leur sujet. Le brief du rédac-chef à France I avait été tellement vaseux et prétentieux qu’ils s’étaient, une fois encore, marrés. Ce type était décidément le journaliste le plus fat et incompétent qu’ils aient croisé. À croire qu’il s’agissait d’un faux rédac-chef ! Il n’avait même pas été capable de leur dire : « Montrez-moi la liesse après la chute du tyran et la manière dont le pouvoir se réorganise pour l’avenir. » Quand ils croisaient des collègues qui, comme eux, couvraient l’actualité internationale, ils inventaient de faux sujets de reportages pour rire et illustrer un fait de notoriété publique dans le milieu des médias : leur rédac-chef était un idiot.
En fait, ils comptaient surtout s’attarder sur la partie réorganisation du pouvoir, l’après-Kadhafi. Bizarrement, le sujet, moins photogénique et impressionnant, présentait à leurs yeux un intérêt immense. Double. Ils pourraient approcher ainsi des têtes du CNT et les observer d’un peu plus près, interpréter leur discours. Les sentir, faire connaissance avec leur chair…
À Benghazi, on aurait pu croire que le monde entier s’était donné rendez-vous. Ça grouillait, journalistes locaux et internationaux débarqués pour couvrir l’actualité, opposants au régime de retour au pays… Il y avait eu autant de morts que de nouveaux arrivants. Le plus important pour Julie et Miguel était de ne pas être les seuls blancs, les seuls Occidentaux du coin, histoire de n’être pas trop visibles. Le chaos qui régnait dans la ville était aussi à leur avantage. La mort de l’ordre ancien et le jaillissement qu’elle provoquait avaient retourné le pays qui bougeait comme un milk-shake. Toute la population était dehors pour profiter de ces heures convulsives.
De la Libye, Aymard ne connaissait pas les villes mais avait entendu parler du désert par des anciens du Service Action qui, dans les années soixante-dix, avaient surveillé et attaqué les bases arrière de l’OLP et de l’IRA. Ce pays, décidément, avec ses vastes étendues de sable, avait abrité beaucoup trop de terroristes.
*
La voiture longe un des lacs verdoyants devant et bétonnés derrière qui arrêtent la mer. Malgré l’heure matinale, il fait déjà chaud en ce début avril. Quelques nuages fins zèbrent un ciel d’un bleu implacable. Julie et Miguel s’arrêtent devant un bâtiment dont la hauteur et les vitres teintées marron de la façade indiquent clairement qu’il a été construit dans les années soixante-dix, à l’époque où Mouammar Kadhafi ressemblait à un jeune premier et exerçait son pouvoir de séduction sur les Libyens et le reste de la planète. Sur les côtés blancs de l’édifice, il est écrit « hôtel Tibesti ». Dès l’entrée, Julie et Miguel notent que l’intérieur aussi est d’époque et que le lieu est le QG des médias opulents. Les autres médias, eux, nichent à l’hôtel Ouzo, de l’autre côté de la baie. En fait, leur dit un compatriote, l’attrait de ces deux hôtels, c’est leur connexion Internet. Ailleurs, il est beaucoup plus difficile de travailler.
Pour récupérer la clé de sa chambre, il faut faire la queue comme dans les voyages organisés que Julie a bien connus… Elle déteste attendre. Leur ressource la plus précieuse en mission, c’est le temps. Les actions ne doivent jamais s’éterniser. Être furtif, être fluide pour ne pas être saisi. Ils s’installent, en attendant, dans de grands canapés dignes des intérieurs dans la série américaine seventies, Dallas . Autour d’eux, des journalistes surexcités et des conversations à très haute voix qui se chevauchent. Une vraie volière. Sur leur gauche, deux femmes, l’une vraisemblablement maghrébine, l’autre anglaise, échangent, elles, à voix basse.
Aymard n’est pas étonné : les bonnes infos circulent souvent en sourdine entre les journalistes. Quand on tient un scoop, la discrétion est de rigueur. Alors il tend l’oreille pour capter des bribes, au moins. D’autant que la plus brune des deux, il lui semble la connaître sans avoir l’impression de l’avoir croisée dans un contexte professionnel. Ces yeux noirs étirés, ces cheveux brillants, même ce parfum lui sont familiers. Il vient d’entendre son prénom prononcé avec l’accent anglais, Mouna. Peu à peu, l’audition d’Aymard s’habitue au chuchotement. Il saisit quasi la totalité de ce qu’elles se racontent :
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