Après avoir accompli sa partie de la tâche, la préops, elle aurait dû disparaître. Mais elle avait fait le relais et attiré l’attention à force de se montrer dans le coin depuis trop longtemps. Une bonne leçon pour les agents et leurs supérieurs qui prenaient des libertés avec les règles de sécurité basiques sur une opération.
Cyprien s’était attristé de cet échec et avait plaint les victimes de ce dysfonctionnement. Bien que dévoué corps et âme à la République et à son président, il leur en avait voulu d’avoir tout bonnement abandonné ses soldats, d’avoir balancé leur nom, de les avoir jetés en pâture aux journalistes pour se dédouaner. Il était formellement interdit de trahir l’identité des agents. Le pouvoir avait franchi une ligne.
La campagne médiatique dans la foulée de l’affaire avait choqué Cyprien par son débordement de mensonges. Lui savait que la responsabilité incombait au pouvoir politique, aux donneurs de l’ordre de couler le bateau des gêneurs de Greenpeace.
Sa foi en la patrie et sa loyauté envers ses chefs avaient, cette fois-ci, été mises à l’épreuve. Intérieurement, il avait lutté contre sa révolte bien légitime. Son épouse lui avait demandé de ne rien faire de préjudiciable à sa carrière quand elle l’avait vu hors de lui et affligé. Elle avait ajouté qu’il devait rester le bel exemple qu’il était et avait toujours été pour ses enfants. Touché par le dernier argument, il avait choisi de l’écouter et de ranger sa colère hors de portée.
Un moine-soldat, un honnête homme, travailleur et irréprochable, c’était le visage qu’il présentait aux autres. Étranger aux plaisirs, il se comportait en bon chef de famille et de soldats. On ne lui prêtait, d’ailleurs, aucun vice, pas même celui dans lequel le commandement et les exploits militaires font souvent tomber : l’orgueil.
Sa fonction d’homme de l’ombre l’avait finalement maintenu dans une humilité et une élégante discrétion. Il était un lien inamovible entre les pouvoirs, celui qui passait l’arme, la Cellule Delta, dans les mains élues. Alors qu’il avait vu défiler quelques présidents, il gardait hermétiquement les secrets de chacun d’eux. Il ne trahissait pas et se mettait au service du nouveau président sans jamais évoquer le passé, les précédents, ni l’avenir, les prochains. Être la silhouette des présidents n’inspirait à Cyprien aucune espèce de fierté, mais une conscience aiguë des responsabilités.
Il rendait compte des activités de la Cellule Delta, du déroulement de ses opérations, et plus généralement des mouvements souterrains aux stratégies géopolitiques des pays sensibles pour la France, c’est-à-dire accueillant potentiellement des groupes armés fort mal intentionnés. Enfin et surtout, il obtenait le feu vert ou pas du président pour déclencher des opérations.
En l’occurrence, le président était d’accord avec « Qui vive » mais il ne mesurait pas, n’ayant pas tous les éléments, les risques de cette opération. Aujourd’hui, précisément, Cyprien allait les lui apporter et c’est ce qu’il redoutait… Devait-il craindre un revirement ? Allait-il devoir appeler Vincent et lui ordonner, à contrecœur, d’abandonner ?
Palais
Mai 2011, Paris, France
En sortant de son immeuble, il frissonne malgré la température tempérée et grimpe, soucieux, dans la Safrane noire. Son chauffeur, Hector, lui trouve mauvaise mine et se permet de lui conseiller de se reposer. « Après tout, ajoute-t-il, on est dimanche ! » avec l’air de comprendre soudainement que lui non plus ne devrait pas travailler le week-end mais rester avec ses gamins qu’il ne voit qu’une semaine sur deux.
Cyprien entre toujours côté Marigny pour ne pas se faire remarquer… Seize heures trente précises. Le conseiller spécial de l’Élysée l’informe que le président le recevra bientôt. Celui-là semble plutôt antipathique. On dirait qu’il est de mauvaise humeur ou qu’il n’apprécie pas d’introduire auprès du chef de l’État un homme dont il ne sait toujours pas qui il est. Apparemment, il déteste ne pas être mis dans la confidence, il en éprouve un sentiment d’exclusion qui froisse son ego.
Avec ses lunettes et son regard chafouin, le monsieur n’inspire pas les meilleurs sentiments à Cyprien. Il le voit déambuler entre le bureau du président et celui de la secrétaire. En fait, il observe, discrètement croit-il, ce bonhomme qu’il a croisé trop souvent dans les couloirs du Palais.
Enfin, Cyprien est invité à entrer. Le président, derrière son bureau, paraît lui aussi fatigué et préoccupé. Ses cernes et ses traits tirés le trahissent. Des problèmes en France, une situation européenne et internationale tendue, les ennuis sont légion. Avec la meilleure volonté du monde, il se retrouve dans l’incapacité de résoudre la moitié d’entre eux. Là, il a plutôt le sentiment d’être en position défensive et d’agir pour éviter que les problèmes ne s’aggravent, voire se multiplient. D’habitude, il est plus jovial, un large sourire lui fend le visage quand Cyprien passe le pas de sa porte. Aujourd’hui, il n’en a pas le cœur. Il se doute, en outre, que son zélé colonel ne s’est pas déplacé pour discuter de sujets légers, de femmes ou de cinéma. Cyprien respire. Il craint de déprimer un peu plus son chef. Il voit bien son abattement, ne voudrait pas l’accroître. Pourtant, il est de son devoir de le tenir au courant, de lui dresser un tableau complet des enjeux et les grandes lignes de l’action en cours. Préparer le président pour qu’au moment voulu, il soit en capacité de donner son feu vert à l’opération.
— Alors cher ami, quelles nouvelles m’apportez-vous des poudrières ? Bonnes, je suppose !
Le président s’esclaffe. Puis, il reprend son sérieux et interroge Cyprien :
— Sérieusement, que se passe-t-il pour nous là-bas ?
— Ceux qui ont pris le pouvoir en Égypte et en Libye ne nous aiment pas beaucoup. La position littorale de la Libye est stratégique pour ces types dont le seul but est de nous détruire.
— Je croyais que nous avions agi en Libye pour avoir des influences sur les prochains gouvernants ?
— Ce n’est pas si simple, le CNT n’est pas structuré, délimité ni constitué uniquement par des hommes raisonnables. Certains sont de vrais démocrates qui voudraient rendre au pays ce qu’il mérite, une vraie liberté qui s’appuierait sur des droits rendus aux citoyens. D’autres voudraient un pouvoir religieux et parmi eux, certains sont des islamistes purs et durs qui rêvent d’un khalifat. Les Libyens ont été bousillés par toutes ces années de régime dictatorial et donnent leurs dernières forces pour retrouver Kadhafi et le supprimer. D’autres, des étrangers, plus forts, plus réfléchis, ont commencé à prendre le volant. La révolution s’est faite depuis le Qatar. Les Frères Musulmans, depuis l’Égypte, ont aussi aidé les Libyens et les chefs du Hezbollah veillent. Bref, les islamistes ont placé leurs pions, avec au milieu les lieutenants d’AQMI. La Libye présente pour eux une foule d’avantages…
— L’accès à la mer, donc…
— Oui, mais pas seulement. En effet, plus facile maintenant pour les djihadistes de remonter vers l’Europe…
— La France ?
— En priorité. Nous savons depuis des années que la France est un objectif essentiel pour les islamistes. Nos amis du GIA ont fait des petits… En 1994, ils voulaient rayer Paris de la carte. Aujourd’hui, nous avons des informations recoupées qui nous incitent à penser qu’ils cherchent à organiser un 11 septembre français, plus meurtrier encore si possible.
— Vous êtes en train de me dire que la révolution libyenne peut faciliter leur plan ?
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