Annie n’appréciait pas particulièrement ces moments où elle se retrouvait en tête-à-tête avec Ted. Grand balèze taciturne et aussi calme que la mort selon Annie, il ne décrochait pas un mot, et avec lui, elle ne se sentait pas de monologuer. Parvenus au point GPS à l’heure dite, ils s’arrêtaient, soi-disant pour pique-niquer, au cas où des repérages satellites seraient faits. Ils installaient un auvent et s’asseyaient en tailleur, leur glacière posée sur le tapis déroulé. Avant même qu’ils aient le temps de préparer un sandwich, un 4 × 4 passait à proximité en ligne parallèle et, à leur niveau, décrochait, pour les rejoindre.
Les deux activistes du Hamas n’étaient jamais les mêmes. Ils tournaient mais avaient souvent la même politesse et la même physionomie : barbus et maigres. Asséchés par leur clandestinité et leur combat permanent, ils étaient squelettiques, cernés et encore moins diserts que Ted. Les rencontres se déroulaient presque complètement en silence. La première phrase sortait de leur bouche pour demander de l’eau, la deuxième pour remercier d’un « thank you », la troisième pour demander le bonus et la quatrième pour remercier encore de la livraison.
Ils se garaient toujours de telle sorte que les coffres se touchent presque. Ted montait dans sa voiture, les deux barbus dans la leur et de l’une à l’autre, se passaient les bagages noirs. De l’extérieur, il aurait fallu se tenir près pour voir la livraison.
Le rendez-vous ne durait pas plus de dix minutes à chaque fois. Ils repartaient aussi furtivement, dans un nuage de sable, tandis qu’Annie et Ted terminaient leur déjeuner. Ils reprenaient ensuite leur route vers Tel Aviv en prenant soin de faire des arrêts aux endroits prétendument attrayants pour des touristes comme eux : il ne faut jamais négliger le prétexte de présence dans une mission. En sauts de puce, ils finissaient, au bout de vingt-quatre heures, par atteindre l’aéroport de la capitale israélienne où, comme n’importe qui, ils étaient passés au crible des listes de questions de la sécurité. D’où venez-vous ? Pourquoi ? Où exactement ? À qui avez-vous parlé ? Qu’avez-vous dit ? Qu’avez-vous vu ? Pourquoi ?
Surentraîné aux interrogatoires, le duo d’agents ne faiblissait pas sous la rafale de points d’interrogation. Quand ils prenaient leur place dans l’avion de ligne qui les ramenait à Paris, ils soufflaient enfin. Annie surtout. Car Ted semblait ne pas être en mesure de se détendre. À Orly, ils partaient chacun de leur côté, en se saluant à peine.
*
On ne demandait surtout pas aux Delta d’avoir des scrupules. Mais Annie, à force, n’encaissait plus d’entendre annoncer des carnages à Jérusalem ou Tel Aviv, dans des bus ou des rues passantes. Elle avait demandé à ne plus être affectée à ces missions de livraison d’explosifs. Et on avait satisfait sa requête. Sa conscience n’était pas la seule raison. La dernière fois, elle avait eu peur, elle avait dérapé, elle avait bien merdé. Sa hiérarchie n’en avait rien su, elle avait évité comme ça de se faire virer.
À Eilat, elle avait déconné, sérieusement déconné. C’était au tour de Ted d’être dehors, de glander à la piscine avec les autres steaks en tongs. Elle, pendant ce temps-là, en sous-vêtements, après un bain prolongé, se relaxait sur le lit. Sur l’édredon bleu, les mallettes étaient ouvertes. Annie n’avait pu s’empêcher de jeter un œil à la cargaison, à ses explosifs chéris qu’elle allait bientôt devoir abandonner avec un pincement au cœur entre des mains qu’elle considérait comme ennemies. Mais, alors qu’elle rêvait au destin improbable des explosifs, la porte s’est ouverte et dans l’encadrure est apparu un groom avec son uniforme bordeaux d’assez mauvais goût.
En voyant cette fille à moitié nue et ces valises ouvertes avec de drôles de trucs dedans, il a ouvert la bouche et les yeux, pétrifié. Annie, elle, malgré le bain et la détente, a bondi instantanément. Le serveur n’a pas eu le temps de faire demi-tour, par politesse et par frousse, que la fille sexy l’a saisi par l’épaule droite. Avec le poing, elle l’a frappé brutalement sur la glotte. Un réflexe. Elle n’y peut rien, Annie, elle a été dressée pour réagir vite. Et vite, parfois, ça veut dire mal.
Le pauvre groom est tombé raide mort sur les pieds nus d’Annie. Une fois la porte fermée, elle a compris qu’elle avait un cadavre sur les bras et un problème avec Ted à qui elle ne faisait pas confiance, lui n’étant pas un Delta mais un agent du Service Action qui pourrait être tenté de la dénoncer. Il pourrait cafter et elle se ferait dégager manu militari. Elle n’avait pas enduré toutes ces années de formation pour se griller maintenant. Quoi qu’il en soit, Ted ne devait pas savoir. Elle se retrouvait dans une situation inédite, un cas non conforme. Qu’elle n’avait pas appris à gérer. Restait son bon sens.
Dans l’ordre, empaqueter le mort avec les draps qu’ils ont prévu, de toute façon, de quitter tout à l’heure, puis le planquer. Comme les mecs de la Cellule, Annie est entraînée à soulever des poids. En développé-couché, elle peut soulever quatre-vingt-dix kilos. Alors, quand la lourdeur d’un cadavre la défie, elle ne se décourage pas. En quelques minutes, Annie a tiré le groom emmailloté dans le placard et en a fermé les portes. Elle s’habille, réunit tranquillement ses affaires, sûre que personne ne s’inquiétera tout de suite de son absence.
Il ne manifeste aucune réaction. Impossible de lire ses pensées. Il s’est levé et l’a suivie jusqu’à leur chambre. Comme il n’avait rien rangé dans le placard, il n’a pas eu à l’ouvrir et à découvrir le macchabée planqué par sa compagne de mission. Parfois, il la fixe bizarrement.
Quelques minutes plus tard, elle se charge de faire le check-out et redoute qu’une vérification simultanée du minibar soit ordonnée. Mais la réceptionniste a choisi de lui faire confiance et lui tend un papier où apposer sa signature. Annie ne pourrait plus, à l’avenir, utiliser cette identité. Elle venait de la griller.
Ils avaient dégagé d’Eilat, au grand bonheur d’Annie, pressée de se débarrasser de ces putains de valises d’explosifs qu’elle portait maintenant comme le mauvais œil.
En rentrant de cette mission épique, Annie était montée dans un taxi dont le chauffeur s’étonnait du peu de bagages. Ils avaient discuté cinq minutes puis laissé la radio parler à leur place. Et quand les informations étaient arrivées, Annie avait frémi. Trois morts, quarante-huit blessés, le bilan d’un attentat suicide à Tel Aviv. À la terrasse d’un café, un kamikaze s’était fait exploser. Le Hamas revendiquait le carnage.
Peut-être était-ce l’un des deux Palestiniens auxquels elle avait remis le C 4 qui s’était fait péter ? En tout cas, l’origine du C 4, lui, ne faisait aucun doute. Elle en avait été le transporteur. Elle n’était pas mécontente de favoriser le Hamas quand elle était en mission là-bas mais ne supportait pas d’entendre qu’elle aidait les Palestiniens au détriment de civils israéliens. C’était moche. Elle ne recommencerait plus.
Trombinoscope
Mai 2011, Benghazi, Libye
Dans son appartement grêlé par les fuites d’eau et la crasse, Hichad entend ses voisins s’adonner à une partie de baise épique et écoute les voix graves de la salle de réu. Les micros qu’il a planqués dans la multiprise fonctionnent à la perfection. Le son, clair, lui permet de ne plus rater une miette des conversations secrètes des visiteurs louches de l’ONG. Il n’y travaille pas aujourd’hui, samedi, il peut profiter de son absence pour les surveiller. Enfin est arrivée ce matin la confirmation des légendes des photos prises avec son sac à dos posé sur une chaise. Les deux individus qui ont tout particulièrement suscité sa curiosité ont fait l’objet d’une recherche rapide. Sans avoir encore obtenu leurs noms, il a pu les localiser dans des mouvances islamistes précises. Celui avec un œil à moitié fermé et un nez pointu, c’est un proche d’Akmar Al-Marfa, membre important du CNT, lié aux Frères Musulmans, et frère d’un autre Al-Marfa, Ismaël, patron de la Katiba du 17 février, autant dire de la ville.
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