Le ton sec et les arguments ont porté. Ariuc scrute le Libanais et semble songer : « Avec toi, je vais gagner de l’argent. » Il lui propose de repasser le lendemain, le temps pour lui de prévenir ses fournisseurs et d’organiser un rendez-vous hors de l’hôpital.
Hichad se satisfait de ce cadeau fait malgré elle par Dina. Il lui faut passer l’information à Vincent, resté à Cercottes pour préparer l’action. Et avec l’acheteur, ne pas donner l’impression de vouloir tout prendre, d’aller à la pêche aux infos, rester précis. Avec qui Ariuc marche-t-il ? Se contente-t-il de faire du blé en écoulant un stock d’armes ou milite-t-il ? Il parle trop pour être un islamiste sanguinaire. Son rôle dans le trafic doit être circonstanciel.
Réminiscence
Mai 2011, Benghazi, Libye
La chambre du Tibesti ne dépareille pas. Elle est restée dans son jus pendant toutes ces années, l’odeur, en plus de la décoration, en témoigne. Humidité, tabac froid, poussière des moquettes, vieille sueur, des effluves se mélangent et écœurent l’étranger qui a le malheur d’y loger. « Dis, Aymard, rassure-moi, nous y passerons le moins de temps possible dans cette chambre, hein ? »
Annie supportait mal les agressions olfactives. C’était son tour de démonter les caméras et c’est assurément cela qui la mettait d’une humeur de dogue. Et d’avoir attendu en bas, pour ça ! Ils se trouvaient au 7 e étage et bénéficiaient d’une vue panoramique sur Benghazi, totalement floutée par la saleté sur les vitres, du sable collé et sédimenté. Après avoir vérifié qu’aucun micro n’était planqué, Aymard regardait les immeubles ocre et beiges qui s’étendaient loin et donnaient à la ville son côté vétuste. Et essayait de repérer mentalement l’endroit où ils rejoindraient Hichad, plus tard. À Cercottes, avant de partir, il avait appris Benghazi par cœur. Un GPS vivant. Il lui fallait à présent connecter sa 3D avec celle de la ville. Maintenant qu’il était là, il serait informé de la localisation des types à surveiller. Comme souvent, des mecs de la DGSE fournissaient des éléments importants, ils nourrissaient les dossiers des cibles.
Là, ils avaient fait un repérage quinze jours plus tôt et attestaient de la présence de certains islamistes qu’ils avaient dans le collimateur. Les informations étaient bien souvent incomplètes mais permettaient de commencer à circonscrire l’action. L’ambassade apportait également des éléments utiles, une température. Parfois aussi, elle était dépassée par les événements. Comme en Algérie, dans les années les plus dures.
Tout à l’heure, Mouna avait établi un lien entre le GIA et des individus du CNT, comparant leur méthode. Elle n’avait pas tort. Certaines factions du GIA avaient disparu, supprimées le plus souvent par d’autres ou dissoutes quand leur chef venait à disparaître accidentellement. Les proximités que la Cellule avait observées entre les Frères Musulmans et les restes des groupes de combat algériens inquiétaient Aymard. Ils avaient consacré leur jeunesse à coller au train du GIA pour l’éliminer mais, semblait-il, avaient échoué. Tels les cafards, ils survivaient, voire se multipliaient quand on essayait de les buter. Ils n’avaient pas hésité à fusionner avec leurs frères d’AQMI afin de poursuivre leur entreprise de destruction. Encore plus qu’hier, ils avaient la rage. Ils avaient fini par apprendre la part active que prenaient les services français à la guerre qui les décimait et étaient fermement décidés à prendre une revanche sur eux.
Depuis le début des années deux mille, les Delta regardaient derrière eux et s’assuraient que ne s’y trouvait pas un Algérien mal intentionné. Le GIA ne pardonnait jamais ses morts et vous accrochait le mauvais œil pour l’éternité. En particulier, ils n’avaient pas encaissé l’assassinat de Djamel Zitouni. Chef avéré du GIA qui venait d’être évincé, il représentait pour les Français un ennemi majeur, responsable notamment de la mort des moines. La Cellule avait été renseignée sur les déplacements qu’il effectuait dans sa région, Médéa. Et, par des informateurs, avait appris qu’à l’intérieur du GIA, certains voulaient sa peau. Aymard avait été envoyé pour prendre contact avec les comploteurs, le groupe des djaz’aristes que Zitouni avait persécuté. C’était la première mission d’Aymard au sein des Delta. En solo, qui plus est. Un semi-dépucelage. Il avait mis plus d’une fois les pieds en Algérie dans le passé. Il coursait les méchants du GIA depuis quelques années déjà au Service Action… Cette fois, c’était différent, il ne se contenterait pas d’additionner des renseignements sur les cibles mais les tirerait.
Il avait rencontré les dissidents dans un bar pourri de Bab-El-Oued à Alger et s’était rendu compte qu’ils n’en étaient encore qu’au stade de l’intention. Rien n’était planifié. Après une quinzaine de minutes, Aymard avait fait avancer la discussion. Il avait suggéré une embuscade et expliqué sur la table en se servant des verres et des bouteilles comment il voyait le dispositif. Bloquer devant, puis derrière et arriver latéralement, c’est ce que le Delta avait l’habitude de pratiquer. Devant l’apathie de ses interlocuteurs, il s’était montré encore plus concret. De combien d’hommes pouvaient-ils disposer ? Il leur avait garanti l’aide logistique. Il fournirait les armes.
Le piège a été programmé avec minutie. Aymard ne sent pas les djaz’aristes. En conséquence, il a pensé tous les cas de figures possibles. Des plans A, doublés de plans B, et même parfois de plans C. Il n’a pas lésiné. De ses alliés d’un jour, il ne peut se passer. Il lui faut un responsable officiel à l’assassinat et une proximité plus grande avec la cible. En parfaits frères ennemis, les djaz’aristes sont rencardés sur les faits et gestes de Zitouni. Aymard savait tout de ses habitudes, c’était réglé ; car, comme on dit dans la boîte, les habitudes tuent ! Il suffit de choisir son heure.
Aymard est nerveux. Toujours comme ça avant une opération. Il est tendu, aiguisé et ne gaspille pas une once d’énergie. Il travaille à resserrer ses forces, à respirer pour se mettre dans un état d’éveil maximum. Un des instructeurs d’Aymard au Service Action, Philippe, lui donnait l’image d’un volume d’eau réparti dans un bassin mais qui, pour trouver sa puissance, doit se canaliser. Le moment précédant la mission ou le moment délicat était ce tuyau dans lequel faire passer de la matière molle pour la vivifier. Il répétait « ne pas parler avant, garder sa voix à l’intérieur et se guider ».
Quand il était adolescent, dans sa cité, avec quelques lascars, ils avaient l’habitude de piquer des deux-roues en ville. Les descentes se finissaient souvent mal à cause de leurs engueulades. Ils n’étaient jamais d’accord et commençaient par s’embrouiller avant d’avoir atteint la rangée de scooters. Le ton montait, les insultes fusaient, les coups partaient et la baston cessait quand un habitant de l’immeuble au-dessus gueulait par la fenêtre en menaçant d’appeler les flics. Lui, Aymard, évitait de prendre part à l’engueulade dont il ne comprenait pas même le motif. Une seule fois, il avait été forcé de réagir. L’autre blanc de leur petite bande de délinquants l’avait provoqué, il marchait devant lui sous les réverbères et se foutait de sa gueule : « Tu flippes, hein ? Tu dis rien parce que tu te chies dessus, vas-y, dis-le… » Au bout de la cinquième fois, il avait bougé, sans s’énerver vraiment, calmement. Avec une économie de gestes, il l’avait fait taire.
Un coup de boule abrupt et efficace. Ça l’avait étonné lui-même d’être capable d’un tel réflexe. Il avait senti sous la pression de son front le craquement du nez, les os se briser en petits morceaux. Et dans sa tête, trop de sang, trop de chaleur. Plus personne n’avait jamais osé le titiller, il avait imposé le respect une bonne fois pour toutes. Plus tard, le gamin auquel il avait cassé le nez s’était pris une balle dans un affrontement entre bandes rivales, il était mort.
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