— Et merde ! confirma Camille.
Un vrai travail d’amateur. À son tour, il sortit son portable et passa les inévitables coups de fil qui signaient son entrée dans l’œil du cyclone.
L’Identité avait bien travaillé. Deux fenêtres avaient été entrouvertes pour faire un courant d’air et les odeurs du matin s’étaient suffisamment dissipées pour que les mouchoirs et les gazes de chirurgie ne soient plus nécessaires.
Les lieux d’un crime sont parfois plus angoissants à ce stade qu’en présence des cadavres parce qu’il semble que la mort a frappé une seconde fois en les faisant disparaître.
Ici, c’était pire encore. N’étaient restés sur place que les laborantins, avec leurs appareils photo, leurs mètres électroniques, leurs pinces à épiler, flacons, sachets plastique, produits révélateurs et c’était maintenant comme s’il n’y avait jamais eu de corps ou que la mort leur avait refusé l’ultime dignité de s’incarner en quelque chose d’autrefois vivant. Les déménageurs avaient ramassé et emporté les bouts de doigts, les têtes, les ventres ouverts. Ne restaient que les traces de sang et de merde et, débarrassé de l’horreur nue, l’appartement prenait maintenant une tout autre allure. Et même, aux yeux de Camille, une allure sacrément bizarre. Louis regarda son patron avec prudence, lui trouvant un drôle d’air, comme s’il cherchait une solution de mots croisés, un grand pli sur le front, les sourcils tendus.
Louis avança dans la pièce, marcha jusqu’à la console TV et le bloc téléphone, Camille fit un tour dans la chambre. Ils déambulaient dans l’espace comme deux visiteurs dans un musée, curieux de découvrir ici ou là un nouveau détail passé jusqu’ici inaperçu. Un peu plus tard, ils se croisèrent dans la salle de bains, toujours pensifs. Louis alla inspecter la chambre à son tour, Camille regardait par la fenêtre pendant que les techniciens de l’Identité débranchaient les projecteurs, roulaient les plastiques et les câbles, fermaient une à une les mallettes et les caisses. A mesure qu’il déambulait dans le décor, Louis, l’esprit aiguisé par l’air préoccupé de Camille, faisait fonctionner ses neurones. Et peu à peu, il commença à arborer lui aussi un air plus sérieux encore que d’habitude, comme s’il effectuait mentalement une opération à huit chiffres.
Il retrouva Camille dans le salon. Au sol, était ouverte la valise trouvée dans la penderie (cuir beige, haute qualité, capitonnée à l’intérieur avec des coins métalliques comme les fly-cases), que les techniciens n’avaient pas encore embarquée. Elle contenait un costume, un chausse-pied, un rasoir électrique, un porte-billets, une montre de sport et une photocopieuse de poche.
Un technicien, qui avait dû sortir quelques instants, revint en annonçant à Camille :
— Dure journée, Camille, la télé vient d’arriver…
Puis, suivant des yeux les larges traces de sang qui sillonnaient la pièce, il ajouta :
— Avec ça, tu vas avoir le 20 heures pendant quelque temps.
10
— Une belle préméditation, dit Louis.
— À mon sens, c’est plus compliqué que ça. Et pour tout dire, ça ne colle pas.
— Ça ne colle pas ?
— Non, dit Camille. Tout ce qui se trouve ici est quasiment neuf. Canapé, lit, tapisserie, tout. J’imagine mal qu’on fasse de telles dépenses dans le seul but de tourner un film porno. On prend du mobilier d’occasion. Ou on loue un appartement meublé. D’ailleurs, généralement on ne loue pas. On utilise ce qu’on trouve de gratuit.
— Un snuff movie ? demanda Louis.
Le jeune homme désignait l’un de ces films pornographiques dans lesquels, à la fin, on tue réellement. Les femmes, bien sûr.
— J’y ai pensé, dit Camille. Oui, possible…
Mais tous deux savaient que la vague de ces productions était maintenant passée. Et l’arrangement savant et coûteux qu’ils avaient sous les yeux correspondait mal à cette hypothèse.
Camille continua de déambuler en silence dans la pièce.
— L’empreinte de doigt, là, sur le mur, est trop appliquée pour être involontaire, reprit-il.
— On ne peut rien voir de l’extérieur, renchérit Louis. La porte était fermée, ainsi que les fenêtres. Le crime n’a été découvert par personne. En toute logique, c’est un des meurtriers qui nous a prévenus. C’est à la fois prémédité et revendiqué. Mais j’imagine mal un homme seul faire un pareil carnage…
— Ça, on verra. Non, moi, dit Camille, ce qui m’intrigue le plus, c’est de savoir pourquoi il y a un message sur le répondeur.
Louis le fixa un moment, surpris de perdre le fil aussi vite.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Ce qui me chagrine, c’est qu’il y ait tout ce qu’il faut, téléphone, répondeur sauf l’essentiel : il n’y a pas de ligne…
— Quoi ?
Louis se leva d’un bond, tira le fil du téléphone puis le meuble. Seulement la prise électrique, le téléphone n’était relié à rien.
— La préméditation n’est pas masquée. Rien n’a été fait pour la dissimuler. Au contraire, on dirait que tout est mis là en évidence… Ça fait beaucoup.
Camille fit de nouveau quelques pas dans la pièce, les mains dans les poches et se planta à nouveau devant la cartographie du génome.
— Oui, conclut-il. Là, ça fait beaucoup.
11
Louis arriva le premier, suivi d’Armand. Et lorsque Maleval, qui terminait une conversation sur son portable, les rejoignit, toute l’équipe de Camille, que certains, par respect ou par dérision, appelaient la « brigade Verhœven », se retrouva au complet. Camille passa rapidement ses notes en revue puis regarda ses collaborateurs.
— Votre avis…?
Les trois hommes se regardèrent.
— Il faudrait savoir d’abord combien ils sont, risqua Armand. Plus ils auront été nombreux, plus on a de chances de les retrouver.
— Un seul type n’a pas pu faire un truc pareil tout seul, dit Maleval, c’est pas possible.
— Pour en être certain, il faudra attendre les résultats de l’Identité et de l’autopsie. Louis, tu fais le point sur la location du loft.
Louis raconta brièvement leur visite à la SOGEFI. Camille en profita pour observer Armand et Maleval.
Les deux hommes étaient l’antithèse l’un de l’autre, l’un l’excès et l’autre le défaut. Jean-Claude Maleval avait 26 ans, un charme dont il abusait comme il abusait de tout, des nuits, des filles, du corps. Le genre d’homme qui ne s’économise pas. Il exhibait, d’un bout de l’année à l’autre, un visage épuisé. Quand il pensait à Maleval, Camille était toujours vaguement inquiet et se demandait si les turpitudes de son collaborateur nécessitaient beaucoup d’argent. Maleval avait le profil d’un futur ripou comme certains enfants ont l’air de futurs cancres dès la maternelle. En fait, il était difficile de savoir s’il dilapidait sa vie de célibataire comme d’autres leur héritage ou s’il était déjà sur la piste glissante des besoins excessifs. A deux reprises, au cours des derniers mois, il avait surpris Maleval en compagnie de Louis. A chaque fois, les deux hommes avaient semblé gênés, comme pris en faute et Camille était certain que Maleval tapait Louis. Régulièrement, peut-être pas. Il n’avait pas voulu s’en mêler et avait fait comme s’il ne remarquait rien.
Maleval fumait beaucoup de cigarettes blondes, jouissait d’une certaine chance aux courses et d’une prédilection marquée pour le Bowmore. Mais dans la liste de ses valeurs, c’étaient les femmes que Maleval plaçait au plus haut. C’est vrai que Maleval était beau. Grand, brun, un regard qui respirait l’astuce, et aujourd’hui encore le physique du champion de France junior de judo qu’il avait été.
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