— Bah non, justement, dit José.
Et à ce moment, José comprend qu’ils en savent plus que lui, que le pire n’est pas encore arrivé et que ça ne saurait tarder. Il regarde Louis puis Camille, un regard devant lui, un autre vers le bas. Soudain, Camille n’est plus un nain. Il est l’abominable figure de la fatalité, sans compter les conséquences.
— Vous savez où elle est… dit José.
— Elle a été tuée, José. On l’a retrouvée ce matin dans un appartement à Courbevoie.
Ce n’est qu’à cet instant qu’ils ont compris que le petit José aurait une vraie peine. Qu’Évelyne, du temps où elle était entière, vivait là avec lui et que toute putain qu’elle était, il y tenait, que c’est là qu’elle dormait, là, avec lui et Camille regarde son visage effondré, marqué par une incompréhension totale et l’écrasement des vraies catastrophes.
— Qui a fait ça ? demande José.
— On n’en sait rien. C’est justement pour ça qu’on est là, José. On voudrait savoir ce qu’elle faisait là-bas.
José fait « non » de la tête. Il n’en sait rien. Une heure plus tard, Camille sait tout ce qu’il y a à savoir sur José, Évelyne et leur petite entreprise privée qui a conduit cette fille pourtant maligne à aller se faire couper en morceaux par un dingue anonyme.
18
Évelyne Rouvray n’avait pas les deux pieds dans le même sabot. Arrêtée une première fois, elle comprend très vite qu’elle est déjà sur la pente savonneuse et que sa vie va dégénérer à la vitesse grand V, il suffit de regarder sa mère. Point de vue dope, elle se limite à une consommation élevée mais vivable, gagne sa vie Porte de la Chapelle et envoie se faire foutre tous ceux qui proposent de payer le double si on se passe de préservatif. Quelques semaines après sa condamnation, José arrive dans sa vie. Ils s’installent rue Fremontel et s’abonnent à Wanadoo. Évelyne passe deux heures par jour à recruter des clients, se rend sur place, c’est toujours José qui l’emmène et qui l’attend. Il joue au flipper dans le café le plus proche. Pas réellement mac, José. Dans cette histoire-là, il sait qu’il n’est pas la tête, la tête c’est Évelyne, organisée, prudente. Jusqu’ici. Beaucoup de clients la reçoivent à l’hôtel.
C’est ce qui s’est passé la semaine précédente. Un client l’a reçue dans un Mercure. En ressortant, elle a dit très peu de choses sur le type, pas vicieux, plutôt sympa, du fric. Et justement Évelyne est ressortie avec une proposition. Une partie à trois pour le surlendemain, à elle de trouver une partenaire. La seule exigence du type c’est qu’elles soient à peu près de la même taille, à peu près du même âge. Il veut des gros seins, c’est tout. Alors Évelyne appelle Josiane Debeuf, une fille rencontrée Porte de la Chapelle, c’est pour la nuit, le type sera tout seul et il propose une belle pincée de fric, l’équivalent de deux jours de boulot et sans aucun frais. Il a donné l’adresse de Courbevoie.
C’est José qui les conduit toutes les deux. Ils arrivent dans cette banlieue déserte et s’inquiètent un peu. Pour le cas où l’affaire ne serait pas nette, ils conviennent que José restera dans la voiture jusqu’à ce que l’une des filles lui fasse signe que tout va bien. Il est donc dans sa voiture à quelques dizaines de mètres, quand le client leur ouvre la porte. Avec l’éclairage qui vient de l’intérieur, il ne distingue que sa silhouette. L’homme a serré la main des deux filles. José est resté vingt minutes dans sa voiture, jusqu’à ce qu’Évelyne vienne jusqu’à la fenêtre et lui fasse le signe comme convenu. José n’est pas mécontent de repartir, il a prévu de regarder le match du PSG sur Canal Plus.
Lorsqu’ils quittèrent l’appartement de José Riveiro, Camille chargea Louis de rassembler les premiers éléments sur la seconde victime, Josiane Debeuf, 21 ans. La piste ne devait pas être difficile à remonter. Il est bien rare que les occasionnelles des boulevards extérieurs soient inconnues de la police.
19
En retrouvant Irène bien entière, à demi allongée sur le canapé, face à la télévision, les deux mains posées sur son ventre, un beau sourire sur les lèvres, Camille se rendit compte qu’il avait, depuis le matin, des morceaux de femmes plein la tête.
— Ça ne va pas…? lâcha-t-elle en le voyant rentrer avec son gros dossier sous le bras.
— Si… très bien.
Pour faire diversion, il posa une main sur son ventre en demandant :
— Alors, ça bouge bien, là-dedans ?
Il avait à peine achevé sa phrase que le journal de 20 heures s’ouvrait sur l’image d’une camionnette de l’Identité judiciaire quittant au ralenti la rue Félix-Faure de Courbevoie.
À l’heure où ils étaient arrivés, les cameramen n’avaient évidemment plus eu grand-chose à se mettre sous la dent. Les images montraient sous toutes les coutures l’entrée du loft, portes fermées, quelques allées et venues des derniers techniciens de l’Identité, un gros plan des fenêtres elles aussi fermées. Le commentaire était débité d’une voix grave, comme à l’heure des grandes catastrophes. Ce seul indice suffisait à Camille pour savoir que la presse comptait fermement sur ce fait divers et qu’elle ne le lâcherait pas sans une solide raison. Il espéra un instant qu’un ministre soit rapidement mis en examen.
L’apparition des sacs plastique faisait l’objet d’un traitement de faveur. On n’a pas tous les jours autant de sacs plastique. Le commentaire soulignait le peu qu’on savait du « terrible drame de Courbevoie ».
Irène ne disait rien. Elle regardait son mari qui venait d’apparaître sur l’écran. En sortant du loft en fin de journée, Camille s’était contenté de répéter ce qu’il avait dit quelques heures plus tôt. Mais cette fois, il y avait de l’image. Au milieu d’un cercle de micros tendus à bout de perche il avait été filmé en plongée directe, comme pour souligner l’incongruité de la situation. Par bonheur, le sujet était arrivé assez tard dans les rédactions.
— Ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour le montage, commenta Irène en professionnelle.
Les images confirmaient son diagnostic. Le résumé de Camille était discontinu. On n’avait retenu que le meilleur.
Deux jeunes femmes, dont nous ne connaissons pas encore l’identité, ont été tuées. Il s’agit d’un crime… particulièrement sauvage. (« Qu’est-ce que je suis allé dire un truc pareil ! » se demanda Camille.) L’enquête a été confiée au juge Deschamps. C’est tout ce qu’on peut dire pour le moment. Il faut nous laisser travailler…
— Mon pauvre amour… dit Irène à la fin du sujet.
Après dîner, Camille fit mine de s’intéresser au programme de la télévision mais préféra feuilleter une revue ou deux, puis il sortit quelques papiers du secrétaire qu’il parcourut, le stylo en main, jusqu’à ce qu’Irène lui dise :
— Tu ferais mieux d’aller travailler un peu. Ça te détendrait…
Irène souriait.
— Tu vas te coucher tard ? demanda-t-elle.
— Non, protesta Camille. Je jette juste un œil là-dessus et j’arrive.
20
Il était 23 heures lorsque Camille posa sur son bureau le dossier « 01/12587 ». Dossier épais. Il retira ses lunettes et se massa lentement les paupières. Il aimait bien ce geste. Lui qui avait toujours eu une excellente vue s’était parfois impatienté du moment où il pourrait, lui aussi, l’accomplir. Il y avait deux gestes, en fait. Le premier consistait, d’un mouvement ample, à retirer les lunettes de la main droite en tournant légèrement la tête pour accompagner le geste, pour l’envelopper en quelque sorte. Dans le second, qui en était une version affinée, il y avait, en plus, un sourire un peu énigmatique et, dans les cas parfaits, les lunettes passaient, avec une discrète maladresse, dans la main gauche afin que l’autre puisse se tendre vers le visiteur pour lequel ce geste était accompli comme une offrande esthétique au plaisir de le retrouver. Dans le second geste on retirait les lunettes de la main gauche, en fermant les paupières, on posait les lunettes à portée de main puis on se massait l’arête du nez avec le pouce et le majeur, l’index restant posé sur le front. Dans cette version-là, les yeux restaient fermés. On était censé rechercher dans ce geste une détente après un effort ou une trop longue période de concentration (on pouvait aussi l’accompagner d’un profond soupir si l’on voulait). C’était un geste d’intellectuel légèrement, très légèrement vieillissant.
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