— C’est tout ?
— Oui.
— Ne vous tourmentez pas. Je lui dis tout cela.
Une fois dans le couloir, Lavoisier sonna le grand brun — André — et le petit — Guillaume.
— À partir de maintenant, vous vous relayez devant sa porte sans interruption. Un salopard lui a fait avaler quelque chose dans du vin. Une blouse blanche, un masque, pas plus compliqué que ça. Lavage d’estomac immédiat, avertissez l’anesthésiste et le Dr Venieux, ça passe ou ça casse.
Danglard avait demandé à rester seul avec Adamsberg au café, il rassemblait les journaux étalés sur la table. Le plus explicite publiait une photo du tueur à la une, un brun au visage anguleux, sourcils touffus se rejoignant, formant une barre à travers le visage, arête du nez précise, menton effacé, yeux grands, sans lumière. Le monstre morcelle le corps de sa victime.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit dès mon arrivée ? demanda Adamsberg. L’ADN ? La fuite dans la presse ?
— On attendait la dernière minute, dit Danglard avec une grimace. On espérait encore lui mettre la main dessus au lieu de vous annoncer ce naufrage.
— Pourquoi leur avez-vous demandé de quitter le café ?
— La fuite vient de la Brigade, pas du labo ni du fichier. Lisez l’article, il y a des détails que nous étions seuls à connaître. La seule chose qu’ils ne publient pas, c’est l’adresse du tueur, mais c’est tout juste.
— Où est-ce ?
— À Paris, 182, rue Ordener, 18 e. On n’a réussi à le localiser qu’à onze heures, l’équipe est partie sur-le-champ. Plus personne dans l’appartement, bien entendu.
Adamsberg haussa les sourcils.
— C’est là qu’habite Weill, au 182.
— Notre Weill ? Le divisionnaire ?
— Lui-même.
— À quoi pensez-vous ? Que le tueur l’aurait fait exprès ? Que cela l’amusait de vivre à deux pas d’un flic ?
— Et même de frôler le danger, de fréquenter Weill. C’est facile, il fait table ouverte chez lui le mercredi, de haute qualité et très pratiquée.
Weill était sinon un ami, au moins un des rares hauts protecteurs d’Adamsberg au Quai des Orfèvres. Il avait quitté le terrain au prétexte de douleurs de dos aggravées d’un surpoids, en réalité parce qu’il avait besoin de temps pour se consacrer à l’art de l’affiche du XX esiècle, dont il était devenu un expert mondial. Adamsberg passait dîner chez lui deux à trois fois par an, soit pour y régler des affaires, soit pour l’écouter gloser, étendu sur un canapé râpé ayant appartenu à Lampe, le valet de chambre d’Emmanuel Kant. Weill lui avait conté que lorsque le valet Lampe avait désiré se marier, Kant l’avait congédié, lui et son canapé, et accroché ce mot sur son mur : « Souviens-toi d’oublier Lampe. » Adamsberg en avait été frappé car il aurait plutôt écrit : « Souviens-toi de ne pas oublier Lampe. »
Il posa sa main sur la photo du jeune homme, doigts écartés, comme pour le retenir.
— Rien dans son appartement ?
— Évidemment non. Il a eu tout le temps de prendre le large.
— Dès les nouvelles du matin.
— Plus tôt que ça peut-être. Quelqu’un a pu l’appeler et lui dire de se tirer. La publication dans la presse ne sert alors qu’à couvrir l’opération.
— Vous supposez quoi ? Que ce type a chez nous un frère, un cousin, une maîtresse ? C’est absurde. Un oncle ? Encore un oncle ?
— Ce n’est pas nécessaire d’aller jusque-là. L’un de nous a parlé à quelqu’un qui a parlé à quelqu’un. Garches est une histoire lourde, on a besoin de s’épancher.
— En admettant que ce soit vrai, à quoi bon donner le nom du type ?
— Parce qu’il s’appelle Louvois. Armel Guillaume François Louvois. C’est quand même amusant.
— Qu’est-ce qui est amusant, Danglard ?
— Mais le nom, François Louvois, comme le marquis de Louvois.
— Quel rapport, Danglard ? C’était un assassin ?
— Nécessairement, il fut le grand réorganisateur des armées de Louis XIV.
Danglard avait lâché son journal, et ses mains molles dansèrent dans l’espace, s’envolant dans les airs du savoir.
— Et un diplomate dévastateur et brutal. C’est à lui qu’on doit les dragonnades contre les huguenots, ce n’est pas rien tout de même.
— Franchement, Danglard, interrompit Adamsberg en posant sa main sur son bras, cela m’épaterait qu’un seul d’entre nous sache quoi que ce soit sur ce François Louvois et que cela puisse en outre le distraire.
Danglard suspendit sa danse et sa main revint se poser, déçue, sur le journal.
— Lisez l’article.
« Suite à l’appel inquiet d’un jardinier, les policiers de la Brigade criminelle du commissaire Jean-Baptiste Adamsberg pénétrèrent dimanche matin dans un paisible pavillon de Garches pour y découvrir le corps atrocement mutilé du propriétaire, Pierre Vaudel, journaliste retraité de soixante-dix-huit ans. Encore sous le choc, ses voisins déclarent ne pas comprendre le mobile de l’agression bestiale dont l’homme a été la victime. Selon nos informations, le corps de Pierre Vaudel aurait été démembré puis — comble de l’horreur — concassé et éparpillé à travers la demeure, transformée en théâtre sanglant. Les enquêteurs ont rapidement découvert des indices susceptibles d’identifier le maniaque homicide, parmi lesquels un mouchoir en papier. L’analyse ADN réalisée dans les délais les plus rapides a livré le nom du tueur présumé. Il s’agirait d’Armel Guillaume François Louvois, vingt-neuf ans, artisan joaillier. L’homme était fiché pour un délit d’agression sexuelle collective commis il y a douze ans avec trois autres complices à l’encontre de deux mineures. »
Adamsberg s’interrompit pour prendre un appel.
— Oui, Lavoisier. Oui, heureux de vous retrouver moi aussi. Non, beaucoup de tracas. Il se remet ? Une seconde.
Adamsberg écarta l’appareil pour communiquer l’information à Danglard.
— Un salopard a essayé d’empoisonner Émile, inflammation, 40,2° C de température. Lavoisier, je branche le haut-parleur pour mon collègue.
— Navré, mon vieux, le type est entré avec une blouse et un masque, on ne peut pas être partout. On a dix-sept services au CHU et on n’a plus de fric. J’ai collé deux infirmiers en roulement devant sa porte. Émile a peur de mourir et je ne vous cache pas que c’est possible. Il a deux messages pour vous, vous avez de quoi noter ?
— J’y suis, dit Adamsberg en attrapant un coin du journal.
— Primo, le mot en code est aussi sur une carte postale. Je n’en sais pas plus, je n’ai pas poussé, il est à bout.
— À quelle heure l’a-t-on intoxiqué ?
— Tout allait bien au réveil. L’infirmière m’a bipé vers quatorze heures trente, la fièvre avait démarré vers midi. Deuxième message : attention, le chien.
— Attention quoi ?
— Il est allergique au poivron. J’espère que vous savez de quoi il parle, il a l’air d’y tenir beaucoup. C’est sans doute la suite du code parce que je ne vois pas pourquoi on donnerait du poivron à un chien.
— Quel mot en code ? demanda Danglard après qu’Adamsberg eut raccroché.
— Un mot d’amour écrit en russe, Kiss Love. Vaudel aimait une vieille dame allemande.
— À quoi bon écrire Kiss Love en russe ?
— Je ne sais pas, Danglard, dit Adamsberg en reprenant l’article.
« Il avait été établi que Louvois n’avait pas pris part aux viols mais le juge avait retenu contre lui une peine de neuf mois avec sursis pour participation à violences et non-assistance à personnes en danger. Depuis, Armel Louvois n’avait plus fait parler de lui, officiellement du moins. L’arrestation du criminel présumé serait imminente. »
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