— Ah bon, concéda Voisenet, tant il était admis que le savoir de Danglard n’était pas contestable.
— Pour la destruction des articulations, dit Lamarre avec sa raideur habituelle, ce serait pour que le corps ne fonctionne plus ? Comme on casserait des rouages ?
— Et les pieds ? Pourquoi les pieds et pas les mains ?
— Pareil, dit Lamarre. Pour qu’il ne marche pas ?
— Non, dit Froissy. Ça n’explique pas le pouce du pied. Pourquoi détruit-il surtout le pouce ?
— Mais qu’est-ce qu’on fabrique ? demanda Noël en se levant. Qu’est-ce qu’on fabrique à chercher de bonnes raisons plausibles à ce merdier ? Il n’y a pas de bonne raison. Il y a celle du tueur et on ne peut pas en avoir la moindre idée, pas la moindre sensation.
Noël se rassit et Adamsberg acquiesça.
— C’est comme le type qui a mangé son armoire.
— Oui, approuva Danglard.
— Pour quoi faire ? demanda Gardon.
— Justement. On ne sait pas.
Danglard revint vers le tableau et dégagea une nouvelle feuille de papier vierge.
— Pire, reprit-il, le tueur n’a pas disposé les éléments n’importe comment. Le Dr Romain avait raison, il les a dispersés. Ce serait fastidieux de tout dessiner, vous verrez la répartition spatiale dans le rapport. Mais pour vous donner un exemple, une fois les cinq métatarsiens du pied disjoints et écrasés, le tueur les a jetés aux quatre coins de la pièce. De même pour chaque partie du corps, deux bouts ici, un bout là, un autre ailleurs, deux autres sous le piano.
— C’est peut-être un tic, dit Justin. Ou un toc. Le gars jette en rond tout autour de lui.
— Il n’y a pas de bonne raison, répéta Noël en grondant. On perd notre temps, ça ne sert à rien d’interpréter. Le tueur est en rage, il démolit tout, il s’acharne ici ou là, on ne sait pas pourquoi et on s’en tient là. À l’ignorance.
— Une rage capable de brûler pendant des heures, précisa Adamsberg.
— Justement, dit Justin. Si sa colère ne s’éteint pas, c’est peut-être la raison du carnage. Le tueur ne sait pas s’arrêter, il veut poursuivre et poursuivre, alors ça finit en purée. C’est comme un gars qui boit jusqu’à tomber par terre.
Qui gratte sa piqûre d’araignée, pensa Adamsberg.
— On va passer au matériel, dit Danglard.
Un appel l’interrompit, le commandant s’éloigna presque vivement, écrasant le téléphone contre son oreille. Abstract, diagnostiqua Adamsberg.
— On l’attend ? demanda Voisenet.
Froissy remua sur sa chaise. Le lieutenant s’alarmait pour l’heure du déjeuner — quatorze heures trente-cinq déjà —, elle se recroquevillait sur son siège. Chacun savait que l’idée de manquer un repas déclenchait chez elle une réaction de panique, et Adamsberg avait demandé aux agents d’être vigilants sur ce point car, trois fois au cours de missions, Froissy s’était évanouie de peur.
On se regroupa dans le petit bar crasseux au bout de la rue, Le Cornet à dés, car à cette heure-ci l’élégante Brasserie des Philosophes qui lui faisait face ne servait plus, ne fonctionnant qu’aux heures conventionnelles. Selon son humeur et son fric, on pouvait, rien qu’en traversant la rue, opter pour la vie bourgeoise ou ouvrière, se penser riche ou pauvre, choisir le thé ou le ballon de rouge.
Le patron distribua quatorze sandwiches — il ne restait que du gruyère, on n’avait pas le choix — et autant de cafés. Il posa d’office trois carafes de rouge sur la table, il n’aimait pas les clients qui refusaient son vin, dont l’origine était par ailleurs inconnue. Danglard disait que c’était un mauvais côtes-du-rhône, et on le croyait.
— Le peintre qui s’est tué en prison ? Vous avez avancé ? demanda Adamsberg.
— Pas eu le temps, dit Mordent, qui repoussait son sandwich. Mercadet s’y met cet après-midi.
— Le crottin, les poils, le mouchoir, les empreintes, qu’est-ce qu’ils ont dit ?
— Ce sont deux crottins différents, c’est exact, dit Justin. Celui d’Émile ne correspond pas aux boulettes de la pièce.
— On prélèvera sur le chien pour comparaisons, dit Adamsberg. Neuf chances sur dix qu’Émile ait rapporté ce crottin de la ferme.
Cupidon était coincé sous ses jambes, Adamsberg n’ayant pas encore tenté le face-à-face avec le chat.
— Il pue, ce chien, dit Voisenet, au bout de la table. Il pue jusqu’ici.
— On prélève d’abord, on le nettoie après.
— Ce que je veux dire, insista Voisenet, c’est qu’il pue vraiment.
— Boucle-la, dit Noël.
— Pour les empreintes, pas de surprise, reprit Justin. Dans toute la maison, ce sont celles de Vaudel et d’Émile, beaucoup de ces dernières sur la table à jouer, le manteau de la cheminée, les poignées de porte, la cuisine. Émile était un homme de ménage consciencieux, on n’a pas beaucoup de traces, les meubles sont nettoyés. Néanmoins, on a une mauvaise empreinte de Pierre fils sur le bureau, une autre assez belle sur le dossier d’une chaise. Il devait la tirer près de la table quand il travaillait avec son père. Quatre doigts masculins inconnus dans la chambre, sur l’abattant du secrétaire.
— Le médecin, dit Adamsberg. Il devait consulter dans cette pièce.
— Et enfin, une autre main d’homme dans la cuisine, et une de femme dans la salle de bains, sur le meuble de toilette.
— Voilà, dit Noël. Une femme chez Vaudel.
— Non, Noël, il n’y a aucune empreinte de femme dans sa chambre. Les voisins assurent que Vaudel sortait à peine. Il se faisait livrer chez lui et recevait à domicile sa coiffeuse, son banquier et le chemisier-costumier de l’avenue. De même pour ses appels téléphoniques, rien de personnel. Le fils, une ou deux fois par mois. Et encore, c’est le jeune qui faisait l’effort d’appeler. La plus longue de leurs conversations est de quatre minutes seize secondes.
— Aucun appel avec Cologne ? demanda Adamsberg.
— L’Allemagne ? Non, pourquoi ?
— Il semble que Vaudel ait aimé depuis longtemps une vieille dame allemande. Une Mme Abster, à Cologne.
— Ça n’empêche pas de coucher avec la coiffeuse.
— Je ne dis pas.
— Non, pas de visite de femme, les voisins en sont certains. Et dans cette foutue allée, ils savent tout les uns des autres.
— Comment avez-vous su, pour Mme Abster ?
— Émile m’a confié un billet d’amour qu’il devait lui poster si Vaudel mourait.
— Qu’est-ce qu’il écrit ?
— C’est en allemand, dit Adamsberg en le tirant de sa poche et le posant sur la table. Froissy, vous pouvez faire quelque chose ?
Froissy examina le billet, fronça les sourcils.
— Cela signifie à peu près : Garde notre royaume, résiste toujours, hors de toute atteinte demeure.
— C’était un amour contrarié, jugea Voisenet. Elle était mariée à un autre.
— Mais ce mot en majuscules à la fin, dit Froissy en pointant le papier, ce n’est pas de l’allemand.
— C’est un code entre eux, dit Adamsberg. Une référence à un moment connu d’eux seuls.
— Ouais, confirma Noël, un mot secret. C’est ridicule, mais ça plaît aux femmes et ça lasse les hommes.
Froissy demanda un peu vite qui désirait un second café, des mains se levèrent, et Adamsberg pensa qu’elle inventait elle aussi des mots codés et que Noël l’avait blessée. D’autant qu’elle avait pas mal d’amants mais qu’elle les perdait à une vitesse record.
— Vaudel n’a pas trouvé cela ridicule, dit Adamsberg.
— C’est peut-être un code, reprit Froissy en baissant le front vers le papier, mais en tout cas c’est en russe.
KMCJ10BA, ce sont des lettres cyrilliques. Désolée, je ne connais pas le russe. Peu de gens connaissent le russe.
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