— Moi, un peu, dit Estalère.
Il y eut un silence étonné dont le jeune homme n’eut pas conscience, tout occupé à bien tourner le sucre dans sa tasse.
— Pourquoi tu sais le russe ? demanda Maurel, comme si Estalère avait commis une mauvaise action.
— Parce que j’ai essayé de l’apprendre. Je sais juste prononcer les lettres.
— Mais pourquoi tu essayais d’apprendre le russe ? Et pas l’espagnol ?
— Ben comme ça.
Adamsberg lui tendit la lettre et Estalère se concentra. Même quand il se concentrait, ses yeux verts ne se plissaient pas. Il les gardait grands ouverts et surpris sur le monde.
— Si on prononce bien tout, dit-il, ça donne quelque chose comme kissloveu. Alors, si c’est un code d’amour, ça fait kisslove. KISS LOVE, Baisers Amour. Non ?
— Parfait, approuva Froissy.
— Bien trouvé, dit Noël en prenant le papier. C’est un truc excellent à mettre en bas d’une lettre pour intriguer les femmes.
— Je croyais que tu ne voulais pas de code, dit Justin de sa voix de fausset.
Noël rendit la lettre à Adamsberg avec une moue. Danglard entrait dans le café, se faisait une place à la table en soufflant, les joues colorées. Une conversation qui s’est bien passée, estima Adamsberg. Elle va venir à Paris, il est sous le choc, presque affolé.
— Tout cela, crottin ou billet d’amour, c’est de l’accessoire, dit Noël. On ne va toujours pas au fait. C’est comme les poils de chien sur le fauteuil : longs, blancs, type Montagne des Pyrénées, le genre de bête qui vous douche de bas en haut d’un seul coup de langue. À quoi cela nous avance ? À rien.
— À compléter l’information du mouchoir, dit Danglard.
Il y eut un nouveau silence, des bras se croisèrent, des regards passèrent en biais. Là, comprit Adamsberg, était la cause de l’agitation du matin.
— Allons-y, dit-il.
— Le mouchoir en papier était récent, expliqua Justin. Et il y avait quelque chose dessus.
— Une micro-goutte de sang appartenant au vieux, dit Voisenet.
— Et il y avait quelque chose dedans.
— De la morve.
— Bref, de l’ADN autant qu’on en veut.
— On a voulu vous prévenir hier soir quand on a su, puis dès huit heures ce matin. Mais votre portable était débranché.
— Plus de batterie.
Adamsberg examina leurs visages un par un et se versa un demi-verre de vin, rompant avec ses habitudes.
— Gaffe, le prévint discrètement Danglard, c’est un côtes inconnu.
— Laissez-moi comprendre, dit Adamsberg. La morve n’est pas celle de Vaudel père, ni de Vaudel fils, ni d’Émile. C’est bien cela ?
— Affirmatif, souffla Lamarre qui, en tant qu’ancien gendarme, n’arrivait pas à se défaire de sa terminologie militaire.
Et qui, en tant que Normand, avait beaucoup de mal à regarder Adamsberg dans les yeux.
Adamsberg but une gorgée, jeta un coup d’œil à Danglard pour lui confirmer que, en effet, ce vin était assez rude. Cependant rien de commun avec le carton qu’il avait sifflé à la paille la veille au soir. Il se demanda un instant si ce pinard n’était pas la cause de son sommeil de brute dans la voiture, alors que cinq ou six heures de repos lui suffisaient. Il prit un morceau de sandwich qui restait sur la table — celui de Mordent — et le glissa sous sa chaise.
— C’est pour le chien, expliqua-t-il.
Il pencha la tête vers le sol, vérifia que le pain plaisait à Cupidon et revint vers ses adjoints, treize paires d’yeux convergeant vers lui.
— C’est donc l’ADN d’un inconnu, reprit-il, et c’est l’ADN du tueur. Cet ADN, vous l’avez envoyé sans y croire au fichier, et vous l’avez trouvé. Vous avez le nom du tueur, vous avez son prénom, vous avez son visage.
— Oui, confirma Danglard à mi-voix.
— Et son domicile ?
— Oui, répéta Danglard.
Adamsberg comprenait que cet aboutissement si rapide les trouble, les émeuve même, comme s’ils atterrissaient sans préparation, mais le sentiment d’embarras général, de faute même, le déconcertait. Le train avait déraillé quelque part.
— On a donc son adresse, reprit Adamsberg, peut-être sa profession, son lieu de travail. Ses amis, sa famille. Le fait n’est connu que depuis une quinzaine d’heures. On localise ses points de chute, on avance en douceur, on ne peut pas le manquer.
À mesure qu’il parlait, Adamsberg savait qu’il était à côté de la plaque. On allait le manquer, on l’avait déjà manqué.
— On ne peut pas le manquer, répéta-t-il, sauf s’il est au courant qu’on l’a localisé.
Danglard posa sa grosse sacoche sur ses genoux, déformée par les bouteilles qu’il calait souvent dans son fond. Il en sortit une liasse de journaux, en choisit un et étala la une sous les yeux d’Adamsberg.
— Il est au courant, dit-il d’une voix lasse.
Le Dr Lavoisier scrutait son patient d’un air sévère, comme s’il lui en voulait de cet écart. Car cette violente poussée de fièvre n’était pas programmée. Une inflammation du péritoine qui entamait gravement ses chances de guérison. Antibiotiques à haute dose, on changeait les draps toutes les deux heures. Le médecin claqua plusieurs fois les joues d’Émile.
— Ouvrez les yeux, mon vieux, va falloir vous accrocher.
Émile obéit péniblement et regarda le petit homme en blanc, silhouette ronde un peu confuse.
— Docteur Lavoisier, comme Lavoisier, tout simplement, se présenta le médecin. Gardez le cap, dit-il en lui tapotant à nouveau la joue. Vous avez avalé quelque chose en douce ? Boulette de papier, pièce à conviction ?
Émile secoua la tête de gauche à droite. Négatif.
— Faut plus rigoler, mon vieux. Je me moque de ce que vous trafiquez. Figurez-vous que je m’intéresse à votre estomac, et pas à vous. Vous saisissez ? Vous pourriez avoir égorgé vos huit grands-mères que cela ne changerait rien au problème que j’ai avec votre estomac. Vous voyez le point de vue ? Pièce détachée en quelque sorte. Alors ? Vous avez avalé quelque chose ?
— Vin, chuchota Émile.
— Combien ?
Émile fit un geste avec le pouce et l’index, qui signifiait à peu près cinq centimètres.
— Plutôt le double ou le triple, hein ? dit Lavoisier. On y voit plus clair, ça va m’aider. Parce que moi, vous voyez, je m’en fous que vous biberonniez. Mais pas en ce moment. Où vous l’avez trouvé, ce vin ? Sous le lit d’un colocataire ?
Nouveau signe négatif, vexé.
— Je bois pas tant que ça. Mais c’était bon pour moi, pour agiter le sang.
— Ah, vous croyez ça ? Mais d’où vous débarquez, mon vieux ?
— Quelqu’un me l’a dit.
— Qui ça ? Votre codétenu ? Celui qui a l’ulcère ?
— Je l’aurais pas cru. Trop con.
— C’est vrai qu’il est con, reconnut Lavoisier. Alors qui ?
— Blouse blanche.
— Impossible.
— Blouse blanche, avec masque.
— Aucun médecin ne porte de masque à cet étage. Ni infirmier ni brancardier.
— Blouse blanche. M’a fait boire.
Lavoisier serra le poing et se remémora les strictes consignes d’Adamsberg.
— OK, mon vieux, dit-il en se levant. J’appelle votre copain flic.
— Le flic, dit Émile en tendant un bras. Si je claque, j’ai pas tout dit.
— Vous voulez que je lui transmette un message ? À Adamsberg ?
— Oui.
— Dites. Prenez votre temps.
— Le mot codé. Aussi sur une carte postale. Pareil.
— D’accord, dit Lavoisier en inscrivant ses paroles sur la feuille de température. C’est tout ?
— Le chien, attention.
— À quoi ?
— Allergique au poivron.
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