— Ça n’intéresse pas le commissaire, coupa Hélène.
— Vous connaissiez Réal ?
— Je l’ai vu souvent en prison, j’étais déterminé à le faire sortir de là.
— De quoi votre père l’a-t-il accusé ?
— D’avoir peint une vieille femme — sa protectrice —, dont il était l’héritier.
— Je n’ai pas saisi.
— Il a peint cette femme en bronze pour l’installer sur un de ces fameux chevaux, statue équestre vivante. Mais la peinture n’a pas laissé passer l’air, les pores se sont bouchés et, avant qu’on ait eu le temps de nettoyer la protectrice, elle était morte asphyxiée sur la bête. Réal a touché l’héritage.
— C’est singulier, murmura Adamsberg. Et le cheval ? Il est mort aussi ?
— Non, et c’était là toute la question. Réal connaissait son boulot, il peignait avec des peintures poreuses. Il n’était pas fou.
— Non, dit Adamsberg, sceptique.
— Des chimistes ont dit que la rencontre moléculaire entre la peinture et les produits de beauté de la protectrice avait déclenché la catastrophe. Mais mon père a mis en évidence que Réal avait changé de bidon de peinture entre le cheval et la femme et que l’asphyxie était volontaire.
— Vous n’étiez pas d’accord.
— Non, dit Pierre en avançant le menton.
— Les arguments de votre père étaient solides ?
— Peut-être, et quand bien même ? Mon père s’est anormalement acharné sur ce type. Il le détestait sans raison. Il a tout fait pour l’abattre.
— C’est faux, dit Hélène, soudain désolidarisée. Réal était mégalomane et couvert de dettes. Il a tué la femme.
— Merde, coupa Pierre. Mon père s’est acharné sur lui comme si, à travers Réal, c’était moi qu’il voulait atteindre. À dix-huit ans, je voulais devenir peintre. Réal avait six ans de plus que moi, je connaissais son œuvre, je l’admirais, j’avais été le voir deux fois. Quand mon père l’a appris, il s’est déchaîné. Pour lui, Réal était un ignorant avide — je le cite — dont les inventions grotesques désarticulaient la civilisation. Mon père était un homme des âges obscurs, il croyait à la pérennité des anciens fondements du monde et Réal le révulsait. Avec toute sa notoriété, ce salaud l’a fait accuser et mourir.
— Ce salaud, répéta Adamsberg.
— Bien sûr, dit Pierre sans ciller. Mon père n’était rien d’autre qu’un vieux salopard.
On avait relevé les noms de tous les habitants des pavillons proches, l’enquête de voisinage commençait, nécessaire et lassante. Elle ne contredisait pas le jugement de Pierre fils. Si personne n’osait traiter Pierre Vaudel de vieux salopard, les témoignages dessinaient un homme retranché, maniaque, intolérant et satisfait de lui-même. Intelligent et n’en faisant profiter personne. Évitant les contacts et, revers avantageux, n’importunant jamais son entourage. Les flics questionnaient de porte en porte, évoquaient un meurtre crapuleux sans préciser que le vieil homme avait été réduit en miettes. Pierre Vaudel aurait-il pu ouvrir à son agresseur ? Oui, si le motif de la visite était technique, s’il ne s’agissait pas de bavardage. Même à la nuit tombée ? Oui, Vaudel n’était pas peureux, il était même, comment dire, invulnérable. Enfin, c’est ce qu’il donnait à croire.
Un seul homme, son jardinier Émile, décrivait autrement Pierre Vaudel. Non, Vaudel n’était pas misanthrope. Il ne se méfiait que de lui-même et c’est pourquoi il ne voyait personne. Comment le jardinier le savait-il ? Mais parce que Vaudel le disait lui-même, avec un petit sourire parfois, un sourire en coin. Comment l’avait-il connu ? Au tribunal, à son neuvième passage pour coups et blessures, il y avait quinze ans de ça. Vaudel s’était intéressé à sa violence et, au fil des discussions, ils s’étaient liés. Jusqu’à ce que Vaudel l’engage pour s’occuper du jardin, de l’approvisionnement en bûches puis, plus tard, des courses et du ménage. Émile lui convenait parce qu’il ne cherchait pas à faire la conversation. Quand les voisins avaient appris le passé du jardinier, cela n’avait pas plu.
— C’est normal, il faut se mettre à la place des gens. Émile le bastonneur, on m’appelle. Forcément, les gens n’étaient pas rassurés, ils m’évitaient.
— À ce point ? demanda Adamsberg.
L’homme s’était assis sur la marche la plus haute du perron, là où le soleil de début juin chauffait un peu la pierre. Maigre et court sur jambes, il flottait dans son bleu de travail et n’avait rien d’inquiétant. Son visage très dissymétrique était usé et imprécis, plutôt laid, n’exprimant ni volonté ni assurance. Sur la défensive, il essuyait son nez tordu par les coups, abritait ses yeux. L’une de ses oreilles était plus grande que l’autre, il la frottait à la manière d’un chien inquiet, et seul ce geste indiquait qu’il avait du chagrin, ou bien qu’il se sentait perdu. Adamsberg s’assit à ses côtés.
— Vous faites partie de l’équipe des flics ? demanda l’homme après un regard intrigué sur les habits d’Adamsberg.
— Oui. Un collègue dit que vous n’êtes pas d’accord avec les voisins à propos de Pierre Vaudel. Je ne sais pas votre nom.
— Je leur ai déjà dit vingt fois. Je m’appelle Émile Feuillant.
— Émile, répéta Adamsberg, pour bien fixer le mot.
— Vous ne l’écrivez pas ? Les autres, ils l’ont marqué. Et c’est normal, sinon ils reposeraient cent fois les mêmes questions. Déjà que les flics se répètent. Ça, c’est un truc qui m’a toujours tracassé : pourquoi les flics, ils répètent tout ? On leur dit : « Vendredi soir, j’étais au Perroquet. » Et le flic, il répond : « Vendredi soir, t’étais où ? » À quoi ça sert, sinon à s’user les nerfs ?
— Ça sert à user les nerfs. Jusqu’à ce que le gars abandonne ce Perroquet et dise aux flics ce qu’ils veulent.
— Oui, c’est normal après tout. On peut comprendre.
Normal, pas normal. Émile semblait disposer les choses de part et d’autre de cette ligne de démarcation. À son regard qui le dévisageait, Adamsberg n’était pas certain qu’Émile le classe du côté normal.
— Tout le monde a peur de vous ici ?
— Sauf Mme Bourlant, la voisine d’à côté. Dites, j’ai quand même cent trente-huit combats de rue derrière moi, et je ne compte pas l’enfance. Alors tout de même.
— C’est pour cela que vous dites le contraire des voisins ? Parce qu’ils ne vous aiment pas ?
La question surprit Émile.
— Je m’en fous qu’on m’aime. C’est juste que j’en sais bien plus qu’eux sur Vaudel. Je leur en veux pas, c’est normal qu’ils me craignent. Je suis un violent de la pire espèce. C’est ce que disait Vaudel, ajouta-t-il en riant un peu, découvrant deux dents manquantes. Il exagérait parce que je n’ai jamais tué personne. En revanche pour le reste, il avait pas tort.
Émile sortit un paquet de tabac et roula une cigarette avec habileté.
— Pour le reste, vous avez fait combien de taule ?
— Onze ans et demi en sept passages. Ça grille un homme. Enfin, depuis que j’ai sauté la cinquantaine, ça va mieux. Quelques bagarres par-ci par-là mais ça porte pas plus loin. Je l’ai payé cher, on peut le dire : pas de femme, pas d’enfants. J’aime les gosses mais je ne voulais pas. Forcément, quand on tape sur tout ce qui bouge, comme ça, sans raison, on ne peut pas prendre ce risque. C’est normal. Ça nous faisait un autre point commun, avec Vaudel. Lui non plus, il ne voulait pas d’enfants. Enfin, il ne disait pas ça comme ça. Il disait : « Pas de descendance, Émile. » Mais il a quand même eu un enfant dans le dos.
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