— D'une fouille. Non rémunérée, mais je peux me débrouiller, peut-être.
— Si c'est pour toi, je ne veux pas de fric. Tu es sur un meurtre ?
— Dix meurtres. Dont six au cours du mois dernier.
— Et donc ? Tu as des tombes à fouiller ?
— Non, je cherche le sol d'un ancien pigeonnier.
— Le sol d'occupation ? Tu veux des fientes ?
— C'est une recluse qui y a vécu, pendant cinq ans. Il y a longtemps, tu n'étais même pas né. Et moi, j'étais enfant.
— Tu parles d'une véritable recluse ?
— Véritable, médiévale.
— Et que veux-tu faire cracher à ce sol ?
— L'identité de cette femme. Je vais avoir besoin de ton aide. Je peux avoir des hommes pour dégager l'herbe et l'humus. Mais ensuite ? Pour examiner le sol de son « habitat », à qui veux-tu que je m'adresse ? À des flics ? Je te rassure, la surface ne doit pas dépasser 4 m 2.
— Bien sûr, elle ne s'est pas cloîtrée dans un trois-pièces, si elle fut, comme tu le dis, une authentique recluse.
— Mais il me faudra une fouille très fine, Mathias. Capable de récupérer sans pollution des échantillons d'ADN, cheveux et dents.
— Pas de problème, dit le tranquille et massif Mathias.
— Des cheveux, il y en aura sans doute des quantités. Mais après tant d'années dans l'humidité, les bulbes capillaires auront été détruits. Et les tiges elles-mêmes peuvent être dégradées. Je mise sur les dents, où la pulpe est à l'abri.
— Qu'est-ce qui te fait espérer trouver des dents ?
— Je l'ai vue.
— Tu l'as vue ?
— Elle avait la bouche grande ouverte. Elle n'avait plus que des chicots pourris.
— Le scorbut ? La maladie des marins au long cours.
— Je suis en plein dedans.
— Tu projettes cela pour quand ?
— Dès que tu le peux. Je suis déjà en route pour tenter de repérer les lieux. Je sais où est le pré, mais il fait quelque quatre hectares.
— Le pigeonnier a été démoli ?
— Rasé aussitôt après son départ.
— Sache une chose pour t'aider dans ton repérage à travers champs. Si le sol d'occupation n'est pas trop profond, il influence la pousse et l'allure de la végétation. Même deux mille ans plus tard.
— Tu me l'avais dit.
— Sous l'humus, il y aura donc les restes de gravats de l'ancien pigeonnier, en rond. Et sur des gravats, l'herbe vient mal. Attends-toi à trouver de la ronce, de l'ortie, des chardons. Cherche un cercle de ce qu'on nomme des « mauvaises herbes ».
— Compris.
— Et dans ce cercle, tu auras des quantités considérables d'excréments et de déchets organiques. Là-dessus va pousser une végétation très enrichie, de l'herbe grasse, pure, serrée, très verte. Tu visualises ?
— Un rond d'herbe dense cerné d'orties.
— C'est cela. Pour ne pas le manquer, ne regarde pas le pré verticalement. Penche-toi et observe la surface en vue rasante. Et tu le trouveras. Je te rejoins là-bas avec le matériel. C'est où ?
— À six kilomètres de Lourdes environ.
— En camionnette, compte environ dix à onze heures avant mon arrivée. Départ demain.
— Je te remercie.
— Ne t'y trompe pas, cela m'intéresse.
Il était presque huit heures du soir quand Adamsberg freina devant le Pré d'Albret. Il avait d'abord cherché un hébergement, mais tout Lourdes et ses environs étaient saturés. On y réservait des mois à l'avance. Il appela Mathias.
— Je suis sur le champ de manœuvres. Peux-tu apporter du matériel de camping ? Il n'y a nulle part où loger.
— Pour combien ?
— Toi, moi, et deux de mes hommes. Ou plutôt, toi, moi, deux de mes hommes dont une femme qui en vaut dix. S'ils viennent.
— On fera cela. De ton côté, arrange-toi pour trouver des combinaisons, des gants et tout le bazar anti-contamination. Tu vois quelque chose ?
— Je débute et j'ai faim. Vous bouffez quoi, ce soir ?
— Du civet de lièvre aux langoustines, je suppose. Et toi ?
— Des épinards bouillis dans de l'eau de Lourdes, je suppose.
— Pourquoi es-tu seul, sans personne pour t'aider ?
— Parce que je n'ai prévenu personne. Pas encore.
— Tu ne changes pas, et cela me va.
Adamsberg choisit de diviser à l'œil le terrain en huit bandes et commença à arpenter le pré, avançant le buste penché, comme le lui avait indiqué Mathias. L'herbe n'était pas haute, grâce au récent passage de moutons qui y avaient laissé quantité de crottes. Ce qui lui rappela le coup de sabot de la brebis islandaise qui avait enfoncé son portable dans ses excréments. Il arrêta sa recherche à 9 heures du soir, alors que la lumière baissait, et prit la route de Lourdes où il trouva un restaurant de routiers épargné par les pèlerins. Il y avala une portion consistante de ragoût avec un côtes-du-rhône piquant, ne sachant plus si son impulsion du matin de fouiller les déchets de la recluse tenait debout d'une manière ou d'une autre. Il appela Veyrenc, pour qu'un homme de la Brigade au moins soit informé de son absence. Quand Louis décrocha, il reconnut le bruit de fond du restaurant.
— Tu es à La Garbure ?
— Rejoins-moi. Je commence tout juste.
— Je suis un peu loin, Louis. Dans un restaurant de routiers à deux pas de Lourdes.
Il y eut un silence, Estelle servait le lieutenant.
— Tu cherches les traces de ta recluse ?
— J'arpente son pré, d'environ quatre hectares.
— Et comment espères-tu repérer l'emplacement ?
— À l'œil. L'herbe repousse mal sur des anciens gravats mais elle vient verte et drue sur une terre gavée de matières organiques.
— Comment sais-tu cela ?
— Un ami archéologue.
— Parce que tu comptes fouiller ?
— Oui.
— Pour y trouver quoi ?
— Ses dents.
— Tu n'as prévenu personne ?
— Non.
— Tu crains Danglard ?
— Je crains leur lassitude. Nous en sommes au deuxième échec. Le premier avec la fin de piste des garçons mordus. Si tant est qu'elle soit finie. Le second avec les six exécutions au venin. Qu'on n'a pas su empêcher. Je ne vais pas, maintenant, aller chercher leur accord pour fouiller dans les restes d'une recluse que rien ne relie aux meurtres au prétexte que je l'ai vue enfant. Rien, hormis deux mots : « Bernadette » et « recluse ».
— Soit. Que veux-tu dire par « Si tant est que la piste soit finie » ? Pour les enfants mordus ?
— Danglard a été capable de trahir pour protéger son beau-frère. Qui te dit qu'un autre n'en a pas fait autant ? Sommes-nous si sûrs qu'aucun des mordus n'a bougé pendant l'assassinat de Vessac ?
— Tu parles des agents de la Brigade ?
— J'y suis obligé.
— Danglard comptait un des mordus dans sa famille, il n'y en aura pas un deuxième.
— Je ne te parle pas de motif familial, mais éthique : le refus d'arrêter la tueuse. Je suis contraint de me le demander, puisque je me demande moi-même ce que je ferai quand je la tiendrai. Si je la trouve. Si c'est encore une baie fermée, nous reprendrons le chemin des mordus. Dès le début, Petit Louis et les autres ont tous compris ce qui se passait. Mais pas un d'entre eux n'a alerté les flics pour sauver les derniers vieux.
— Parce qu'ils protégeaient l'un des leurs.
— Ou la tueuse. Peut-être savent-ils qui elle est.
— Inutile de les torturer, ils se tairont tous. Il n'y a plus personne à tuer. La piste est froide.
Adamsberg marqua un temps d'arrêt, puis sortit son carnet de sa poche.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
— Que la piste était froide.
— Non, avant cela. Tu as dit une banalité, répète-la-moi s'il te plaît.
— Que de toute façon, ils se tairaient tous. Qu'il n'y a plus personne à tuer.
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